Un monde de rêve
Ça faisait un bail que je ne t’avais plus fait de jolis graphiques et là je t’en ai fait trois d’un coup (même si je ne me suis pas foulé, on est d’accord).
Ils représentent différents écarts entre le monde réel (tel qu’il est vécu ou perçu) et le monde rêvé (tel qu’on aimerait qu’il soit).
(Cas de) Figure 1 :
Si tu es victime de guerre, de sécheresse, de famine, d’esclavage, etc., la différence entre le monde réel et le monde rêvé est extrême. Tu as faim, soif, froid, chaud, peur, mal, et tu rêves d’un monde où tu as accès à de l’eau, de la nourriture, un abri, la sécurité physique, bref, aux strates de base de la pyramide de Maslow. En gros, le chevauchement ne représente pas beaucoup plus que l’air (vicié) qu’on respire, et l’amour qu’on peut avoir pour ses proches, s’il nous en reste.
(Cas de) Figure 2 :
Si tu fais partie des précaires ou des « classes moyennes » en voie de précarisation dans nos sociétés occidentales opulentes mais de plus en plus inégalitaires, le monde réel et le monde rêvé se chevauchent un peu plus (tu as peut-être un toit, l’eau courante, des toilettes, du chauffage, une bagnole, un ordi, un smartphone, etc.) mais tu as l’impression qu’ils s’éloignent l’un de l’autre, car tu galères ou tu as peur de galérer demain ou que ta descendance galère après-demain, et selon que tu as succombé ou non à l’injonction individualiste du néolibéralisme, ton monde rêvé est débarrassé de tes rivaux losers (ou si tu es vraiment un sale con, des étrangers et des juifs et des arabes et des pédés, et du travail et du droit de vote des femmes tant qu’on y est), ou il propose au contraire des conditions de vie décentes pour tous (revenus, logement), un air respirable, des aliments sans pesticides ou métaux lourds, etc. (Malgré le miroir déformant et anxiogène des zinternettes, j’aime penser qu’au fond d’eux-mêmes, débarrassés de la peur instillée à dessein qui les tenaille au ventre, la vaste majorité des gens opteraient malgré tout pour la deuxième option, dans l’idéal, dans le meilleur des mondes possibles. Laisse-moi mon monde rêvé, OK ?)
(Cas de) Figure 3 :
Si tu fais partie de l’oligarchie, le chevauchement entre monde réel et monde rêvé est presque total, même si tu pestes contre l’ISF, que tu aimerais avoir une Lamborghini ou un yacht ou un chalet de plus, ou que tu as peur qu’on chope ton compte en Suisse, ou de perdre la prochaine élection et ainsi d’être privé de l’un de tes nombreux mandats, ou que les gueux dont la rumeur prétend qu’ils sont nombreux et boivent les rince-doigts t’angoissent un peu (même si ta femme de ménage philippine est plutôt bien élevée quoi qu’un peu fainéante).
J’enfonce ces quelques portes ouvertes car il faut bien se rendre à l’évidence : le monde dans lequel on vit a été pensé, j’allais dire rêvé. Il est le résultat de choix (et de renoncements) politiques, d’un militantisme idéologique habilement drapé dans l’inévitabilité d’une (pseudo-)science : l’économie.
C’est bien pour ça qu’on parle de révolution conservatrice ou néolibérale. Le ruissellement vers le bas, piètre caution morale de ce système, est restée une chimère, et tous les chiffres de toutes les études montrent au contraire un ruissellement massif (#oxymore) vers le haut. Par exemple, on trouve des milliers de milliards pour sauver les banques ou fabriquer des armes de guerre, mais pas pour nourrir les gens qui crèvent de faim (tant pis pour eux) ou freiner l’asphyxie de la planète (tant pis pour… ah, euh, non, merde…) L’Europe frise la dépression économique et nerveuse. Le chômage et la précarité augmentent mécaniquement, et même lorsque le gâteau grossit, les 1 % engloutissent le surplus.
Et pourtant, nos politiques s’entêtent, malgré l’inefficacité patente de toutes les amères potions magiques qu’ils nous vendent depuis 35 ans, même quand leurs potes, genre le FMI, trouvent des bugs dans leurs tableaux Excel et disent oups.
On peut théoriser à l’infini sur la nature cynique ou involontaire, idéologique ou neurologique de l’aveuglement et de la surdité de nos élites, mais en attendant, une chose est certaine : moins la distance entre le monde réel et le monde rêvé est grande, moins on ressent de pression pour la réduire.
Tu peux t’indigner, t’étrangler, t’égosiller, dénoncer sur les résosociaux, le changement ne viendra pas d’en haut, car comment s’attendre à ce que quelqu’un qui vit dans son monde rêvé y renonce ? Si tu vivais dans ton monde rêvé, avec salaire à vie et énergie propre et culture et piscine et poney et sekse pour tous, tu le lâcherais comme ça tu crois ? La pression ne viendra donc que de l’extérieur, et en l’occurrence d’en bas, comme c’est déjà le cas chez certains de nos voisins, ou dans certains pays d’Amérique du Sud, dont les efforts sont déjà en train de creuser un peu l’écart entre le monde rêvé et réel des 1 %, et de le réduire pour les autres.
Chaque jour que tu passes à attendre qu’un miracle se produise est bien un jour de perdu. Ou si tu n’attends pas de miracle mais que tu ne fais rien (à part râler), c’est sans doute que la distance entre ton monde réel et ton monde rêvé, à défaut d’être idéale, est somme toute confortable ou du moins encore vivable.
Tant mieux. Mais dans ce cas, tu peux sûrement te permettre de consacrer un peu de ton temps de cerveau disponible et de ta clairvoyance à penser ou contribuer à trouver des chemins entre le #PlanA et le #PlanB.
Tu ne pensais pas qu’on allait te mâcher tout le travail quand-même ?
Mots-clés : Inégalités, LeFeuilleton
excellent ! bôbillet… reste en effet à construire autre chose…. Mais comme tout le monde se dispute, se divise, se chamaille, ou pleurniche, ceusse avec qui se réunir (quel beau mot) pour ce faire sont de plus en plus rares, tant le découragement est grand chez la plupart. Alors, je me sens seul. Soyons deux. Puis trois…. qui nous aime nous suive !