Salopard
La scène est assez surréaliste. Sur un plateau télé, dans une émission de divertissement, un conseiller régional, quasi-inconnu du grand public, est l’invité politique de la soirée et parle d’un sujet déconnecté de l’actualité : la dette étudiante. Il aura le temps (pas trop quand même, faut pas pousser) de développer quelques idées et de donner des pistes de réflexion, en dehors de l’urgence factice du débat public.
Cette scène se passe sur le plateau de l’émission On n’est pas couché (ONPC), le 1er juin, et l’invité en question est François Delapierre. L’intéressé lui-même en a été surpris. Mais pourquoi donc avait-il été invité? Le premier dialogue de l’émission nous donne quelques indices :
Laurent Ruquier : « Vous avez été jusque là un homme plutôt discret. On sent un changement de stratégie ces derniers mois. C’est volontaire ? »
François Delapierre : « C’est vous qui m’invitez hein… »
LR : « On n’est pas les premiers… »
FD : « A m’inviter, non. Mais quand on m’invite, je viens. J’ai jamais refusé… »
LR : « Ah, vous voulez dire que, en fait, jusqu’alors on ne pensait pas à vous inviter ? »
FD : « Oui. »
LR : « C’est vrai ? »
FD : « Ça nous dit plus de choses sur comment fonctionnent les médias. Déjà, je pense qu’il y a le fait que le Front de Gauche ait fait 11% à l’élection présidentielle, qu’on est une force dans le pays. (…) »
LR : « C’est peut-être aussi parce que vous avez publié un livre qu’on vous invite… »
FD : « Je vous avoue que ce n’est pas ce livre qui a fait le plus parler de moi ces derniers temps. Mais j’aurais bien aimé, parce que c’est ce qui m’a demandé le plus de travail et je pense que c’est intéressant ».
Il est vrai que la liste des personnalités du Parti de Gauche ayant écrit un ouvrage publié chez Bruno Leprince, comme c’est le cas de Delapierre, est longue comme le bras. Or, ils n’ont jamais été invités dans cette émission, ni dans aucune autre ayant ce type d’audience. Et encore moins pour parler de leur(s) livre(s).
L’explication est bien évidemment à aller chercher dans le discours de Delapierre au Congrès du Parti de Gauche, le 23 mars dernier, où il surnommait les 17 ministres de la zone Euro, les « 17 salopards ». Je ne vais pas me cacher derrière mon petit doigt, j’apprécie les analyses et les prises de position de Delapierre et même, pour tout vous dire, j’étais dans la salle à Bordeaux quand il a prononcé son discours. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est ce que cette interview nous donne à voir des médias et de leur fonctionnement.
Tout d’abord, observons l’effet du « salopard » sur les invitations de François Delapierre dans les médias. Voici le nombre hebdomadaire d’interviews à la télé et à la radio de Delapierre depuis le début de l’année :
Tu le vois « l’effet salopard » : 7 interviews en 12 semaines avant et 31 en 10 semaines après. S’ajoute à cela un changement dans les audiences des médias invitants. Hum, hum.
C’est ce que Pierre Bourdieu appelle le principe de sélection :
Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire. La télévision appelle à la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en image, un événement et elle en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique, tragique. (..) Il faut des mots extraordinaires. En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots.
Et il a très bien fonctionné le mot. Salopard. Ajoutons que Delapierre a eu le droit, ô miracle, à un portrait dans Libération et le Nouvel Obs.
Mais si la raison profonde de l’invitation à cette émission (et aux autres) est à chercher dans la phrase prononcée deux mois plus tôt, les journalistes s’en défendent. Et quelle meilleure défense que l’attaque ? Ainsi, inlassablement, de plateau en plateau, on va reprocher à Delapierre la raison même de sa présence. ONPC n’échappe pas à la règle (vous apprécierez au passage la finesse politique et la neutralité de la question d’Aymeric Caron) :
Aymeric Caron : « Le mot de salopard a été sciemment choisi. C’est fait pour provoquer. Vous aviez l’espoir que ce soit repris en fait ? Vous dites que c’est le seul moyen aujourd’hui de faire de la politique, de se faire entendre. Partir dans l’invective, dans l’insulte. C’est ce que vous pensez ? Parce que là, on se rapproche quand même un peu des méthodes de Jean-Marie Le Pen dans les années 80, qui avait la même stratégie. »
François Delapierre : «C’est plus aux journalistes qu’on devrait poser la question : pourquoi vous m’invitez que parce que j’ai dit ça ? »
Mais l’échange qui suit entre Aymeric Caron et Laurent Ruquier, même s’il est teinté d’une certaine mauvaise foi, révèle une autre raison de cette invitation :
Aymeric Caron : « En ce qui nous concerne, c’est complètement faux. Laurent vous a très bien présenté les choses. On vous invite parce qu’il y a ce livre qui nous intéresse beaucoup et dont on va parler dans quelques instants, et dont le sujet est essentiel, et dans lequel il n’y a pas d’insulte. »
Laurent Ruquier : « Non, non. Je vais être très honnête, on vous a invité pas seulement pour le livre. On vous a invité aussi parce que ces dernières semaines, il y a des portraits de vous, que ce soit dans Libé, dans le Nouvel Obs ou ailleurs, qui sont faits et qui d’un seul coup vous ont mis en avant… »
Dans ces luttes, aujourd’hui, la télévision joue un rôle déterminant. Ceux qui en sont encore à croire qu’il suffit de manifester sans s’occuper de la télévision risquent de rater leur coup. Pierre Bourdieu, Sur la télévisionAu bout d’un certain temps, le principe de sélection s’efface pour laisser place à ce que Bourdieu appelle la « circulation circulaire » de l’information. Au final, les journalistes invitent un homme politique parce qu’ils l’ont vu ailleurs, oubliant les raisons premières qui l’ont amené à être médiatisé. Ainsi, comme l’explique Bourdieu, « la part la plus déterminante de l’information, c’est-à-dire cette information sur l’information qui permet de décider ce qui est important, ce qui mérite d’être transmis, vient en grande partie des autres informateurs ».
Le cercle médiatique tournant en boucle sur lui-même, il faut parvenir à y entrer si l’on veut exister et faire passer ses idées (ou du moins le tenter). C’est ce qu’a fait François Delapierre. Et il aura pu parler de son livre et des idées qu’il défend en prenant la télévision à son propre piège.
On peut discuter de la pertinence de l’utilisation de « salopard », mais on ne peut en tous cas nier son efficacité.
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La fortune du mot « salopard », comme celle de l’expression « capitaine de pédalo » permet à certains journalistes de donner des leçons de bonnes manières, tout en évitant le débat de fond .Exemple le 23 mai dernier .
http://www.france24.com/fr/20130522-melenchon-republique-chypre-euro-chomage-recession-hollande-gouvernement-merkel-crise
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Question qui tue : Dans les passages post salopard , est ce qu’on lui a rappelé cet incident ? ça serait bien de le signaler dans le graphique en question. Ou d’indiquer quel était le sujet, la raison de l’invitation dans la TV plate.
En plus cet événement a eu lieu après votre congrès, chose où les journalistes -ils ne sont pas tous cons – cherchent à tisser des contacts avec ceux et celles qui ont du sens, des mots , des avis et sont éventuellement de bons clients pour passer dans les TV plates.
Ainsi j’ai vu un type du FDG (je ne sais plus son nom) commenter du bateau sur BFMTV (et ce avec brio) : comment tagger son passage média ? c’est a cause du « pédalo » ?
Ensuite simple question, Delapierre a l’air plus cool que Melenchon dans les médias: ils n’invective pas Bourdin à 8H du matin par exemple. Par ce que oui, ce parler « dru & cru » ça peut commencer à gaver, et nonobstant les efforts d’auto-conviction remarquable des militants : ça épuise pas seulement les simples gens, mais aussi sans doute des professionnels des médias: ils ont toujours raison, contre vents et marée, c’est toujours la faute des autres. Jamais de doute, pas de questionnement.
A ce titre dans mon petit monde d’ex sociaux-traites, d’électeurs déçus et abstentionnistes , Delapierre passe mieux .. alors que son message est voisin de celui de Melenchon. En plus c’est quelqu’un de poli, il m’envoie de la lecture régulière par mail.
Voilà donc cher voisin politique, et sinon faire l’exégèse des politique, crois moi ça épuise….
@politeeks Merci pour ton commentaire, plus nuancé que la critique « d’auto-conviction militante » dont tu m’avais affublé.
Ce que j’ai essayé de décrire dans ce billet, c’est le cheminement médiatique qui permet de faire émerger un porte-parole. En quelque sorte, pourquoi ce ne sont pas les organisations qui choisissent leur porte-parole mais les médias. Il y aurait beaucoup à dire, c’est pourquoi je me suis limité à un exemple qui, je trouve, est particulièrement parlant.
Concernant ta première remarque, oui, la quasi-totalité des médias, dans les premières semaines après le « salopard », a interrogé Delapierre sur cette expression. Mais dans la totalité des cas, ce n’était pas l’intégralité de l’interview qui lui était consacrée. Cela permettait donc à Delapierre :
– D’expliquer la raison de l’utilisation de ce mot et au passage de rappeler le plan chypriote et le fonctionnement des institutions européennes (ce qui n’est jamais inutile);
– De parler d’autres sujets, comme l’ANI par exemple.
Quant au sujet des invitations, il n’a que peu d’importance puisque la plupart des émissions TV sont des commentaires de l’actualité du moment. Par contre la raison de l’invitation, elle est toujours (en dehors des médias qui avaient déjà pour l’habitude de l’inviter) de près ou de loin la même : salopard.
Ensuite, tu me dis que la raison des invitations plus nombreuses des médias serait la présence de journalistes au Congrès et les contacts qu’ils y auraient noués. Laisse moi rire à gorge déployée.
Crois-tu vraiment que les journalistes politiques présents aient découvert celui qui était directeur de campagne de Mélenchon ? Sérieusement ? Et tous les autres membres du PG passés à la tribune, si talentueux soit-ils, tu les as vus dans les médias ? Non.
Pourquoi crois-tu que Martine Billard passe très peu à la TV ? Au PG, rares sont les refus d’interviews. Il faut faire feu de tout bois. On ne l’invite pas. Elle est pourtant co-présidente, comme Mélenchon…
C’est le système médiatique mais aussi celui, monarchique, de la Veme République qui a poussé à l’émergence d’un homme dans le parti. Sois certain que beaucoup le regrette, car Mélenchon n’étant pas multipliable, celà limite, de fait, la présence médiatique. Et qu’un homme sera toujours plus clivant qu’une multitude de visages.
Alors oui, moi aussi j’aurais préféré que les médias discutent autour du Congrès de l’écosocialisme, critiquent le concept, interrogent les responsables sur l’articulation entre progrès social et environnemental, sur son impact sur les concepts de croissance ou de propriété privée… Mais ne rêvons pas.
Je peux comprendre que certains aient du mal avec le « style » de Mélenchon. Je le regrette car les idées, les hommes et les femmes, qui sont derrière ne semblent plus avoir d’importance. Mais c’est consubstantiel au système médiatique. Regarde Mélenchon sur Mediapart, lorsqu’on lui pose des questions intelligentes, il n’y a pas une pointe d’agressivité.
Et puis, Mélenchon essaie de faire de la critique des médias dans les médias. Exercice difficile, mais indispensable, qui ne provoque pas d’amitié fraternelle en retour.
Donc si tu préfères Delapierre à Mélenchon, j’en suis ravi. Mais si tu le vois pendant 30 min à #ONPC, c’est « grâce » au « salopard », sans aucun doute. C’est malheureux mais, je persiste et signe, c’est ainsi.
https://www.youtube.com/watch?v=jbLFo02jlH8
Il est des gens de conviction. Que l’on aime ou pas leurs propos n’enlève rien au respect que l’on doit à leur courage de l’exprimer.