Sacrifice en bourse
La Bourse se contracte, rebondit, hésite, frémit, caracole, se replie, reprend des couleurs…
En fin de journal du soir, tu apprends que le CAC 40 clôture à -2% ou vient de passer la barre des 4 000 points. Mais, bon dieu, à quoi est-ce qu’elle peut bien servir cette maudite bourse ?
A cette question, je ne répondrai que partiellement. Elle a déjà été traitée brillamment par le professeur Lordon. Et ma décence ne permet pas que je me mesure à l’habile cerveau et au langage précis et tranchant du professeur.
Demande à un économiste libéral médiatique, à un homme politique ou à un journaliste, tu auras très certainement la réponse suivante : « la Bourse est un formidable moyen de lever des fonds. Elle permet aux entreprises d’obtenir des capitaux pour investir et construire la croissance de demain ». Je caricature à peine.
Cette affirmation comprend plusieurs biais :
- Dire cela, c’est ne parler que du marché primaire qui concerne la levée de fonds initiale, c’est-à-dire la rencontre première entre l’entreprise et son actionnaire. Tous les autres échanges se font sur le marché secondaire. Une sorte de marché d’occasion où les acteurs s’échangent les titres émis initialement sur le marché primaire. C’est de ce marché-là dont on te parle tous les jours.
- Beaucoup d’entreprises pratiquent le buy back qui consiste à aller racheter ses propres actions sur le marché secondaire pour faire monter le cours (en augmentant la demande) et augmenter le rendement des actions (en en diminuant le nombre).
- Et puis la Bourse peut servir à tout autre chose. C’est de ça dont on va parler.
Prenons donc un cas concret qui interroge l'(in)utilité de la bourse : la FNAC.
Le groupe Kering (ex-PPR), qui ne manque pas d’humour, a introduit en bourse la FNAC la veille de la fête de la musique. Le premier jour de cotation, le cours a baissé de 13,6%. L’action introduite à 22 € était cotée à 19€ au bout d’une journée…. Un succès éclatant.
Mais que vient faire la FNAC en Bourse ? Chercher des fonds ? Non.
Son introduction lui rapporte-t-elle des capitaux ? Non.
Pas même un euro symbolique ? Non, non. Rien. Que dalle !
Alors pourquoi diable une entreprise dont les résultats sont inquiétants depuis plusieurs années irait, comme ça, se suicider en Bourse ?
Pour comprendre cette bizarrerie, il faut revenir quelques années en arrière. La Fnac fait face à une double crise. D’abord, les ventes de livres et de CDs qui chutent de manière continue… Et puis la montée d’acteurs en pure play comme Amazon qui se livrent à une guerre des prix à laquelle les réseaux de distribution physique n’ont que peu de chance de survivre…
Face à cela, François-Henri Pinault va chercher un patron en vue, le jeune et sémillant Alexandre Bompard qu’il débauche d’Europe 1. Sa mission : « redresser » la FNAC. En fait, il s’agit de la rendre « vendable ». PPR, géant du luxe, souhaitant « recentrer » son activité.
Bompard prend sa mission très à cœur et y va carrément à la hache. En 2011, il annonce un plan de restructuration portant le doux nom de « Fnac 2015 » qui conduira dès l’année suivante à la suppression de plus de 500 emplois. En 2009, 400 postes avait déjà été supprimés.
Malgré les différentes saignées et réorganisations, les sacrifices des salariés, Pinault n’arrive pas à se débarrasser de vendre la FNAC. Ça l’embête vraiment beaucoup car, non seulement, la FNAC ne gagne pas d’argent mais, en plus, elle commence à faire un peu prolo dans son groupe de luxe.
Un matin en se rasant, François-Henri s’écrie « Eurêka ! »
Il a trouvé le moyen de faire d’une pierre deux coups : faire monter le cours de Bourse de son groupe, Kering, tout en se débarrassant de la FNAC.
Il va la donner à ses actionnaires. Cadeau. Tout simplement.
Les actionnaires seront contents. Un cadeau, même si ça ne vaut pas grand-chose, ça fait toujours plaisir, ça augmente la désirabilité de l’action, ça fidélise le petit porteur et puis ça se revend sur le Priceminister de l’actionnariat : la Bourse.
Ça enlève une belle épine du pied à François-Henri : plus besoin de s’emmerder avec la culture, à chercher un modèle économique, à réfléchir à des solutions pour sauver l’entreprise, à subir les grèves de salariés qui perdent leurs emplois…
Les dirigeants de la FNAC subiront désormais directement la pression induite par une cotation en bourse en continu. Ils devront piloter à vue, améliorer constamment leur taux de marge et donc comprimer les « coûts » pour assurer la progression du bénéfice par action. Kering se débarrasse d’un élément perturbateur (agitateur ?) de son cours de bourse. Bref, une idée de génie. Reste à faire voter la décision.
À qui ? Aux salariés ?
Meuh non, on n’est pas en URSS hein. Ce sont les actionnaires qui vont voter, bien sûr. Le vote est soviétique : 99,6% des actionnaires approuvent l’introduction en Bourse. En plus de leur dividende du groupe Kering au titre de 2012, ils recevront un dividende complémentaire sous forme d’action gratuite de la FNAC. Sympa, hein ?
Kering a donc littéralement donné la FNAC à ses actionnaires.
La Bourse ici ne sert qu’à se débarrasser d’une entreprise, la livrant à la tyrannie de la variation journalière de son cours et à une pression actionnariale maximale. Kering donne en pâture une entreprise mal en point. Autant dire que la suite ne laisse que peu de doutes… Une seule chose est sûre : les salariés, comme toujours, seront la variable d’ajustement.
Mais le cours de Bourse de Kering salue le sacrifice. Et ça, ça n’a pas de prix.
Et bien sûr, si dans quelques années, la FNAC en venait à devoir fermer de nombreux magasins, voire à cesser son activité. Kering n’aura probablement pas à mettre la main au pot. Il est malin François-Henri.
Deux semaines après son introduction en Bourse, la capitalisation de la FNAC avait perdu 30% de sa valeur. Nul doute que les actionnaires ne tarderont pas à demander des contreparties. Et les salariés seront sacrifiés sur l’autel du rendement.
Et si certains trouvaient que les articles de F. Lordon sont parfois quelques peu indigestes …… (je n’en suis pas fière mais c’est un peu mon cas !!)….. je leur recommande de regarder ce billet intitulé « la faible utilité de la bourse » :
http://www.les-crises.fr/la-faible-utilite-de-la-bourse/
Il démontre en quelques schémas d’une lumineuse clarté que le discours genre « faut pas faire fuir les investisseurs paske la bourse c’est ce qui finance les entreprises, toussa, toussa » n’est qu’un immense enfumage pour les crédules !