Sac à vomi
« L’air est devenu irrespirable ici. »
Voilà à quoi je pense dans le train qui m’emmène loin de Paris, où se déroule la seconde manifestation interdite de soutien au peuple palestinien. Et nul doute qu’elle sera émaillée d’affrontements, de slogans douteux, de drapeaux brûlés, fruits d’une minorité qui a pris le pouvoir, fruits d’une haine si épaisse qu’on la sent désormais partout.
Quand on est militant politique ou simplement citoyen engagé, on aime à analyser les mouvements de la société, à scruter son état, à guetter ses soubresauts. À comprendre et décortiquer. À imaginer le futur, le probable, le possible, le souhaitable, l’idéal. Ce que l’on déteste par dessus tout, c’est avoir l’impression que les événements nous échappent, que le sens se dilue. Que l’hystérie collective explose dans toutes les directions.
Cette impression que les meutes, nombreuses et polymorphes, sont de sortie, qu’elles se multiplient. Chaque jour une nouvelle chapelle, un nouveau combat, une nouvelle réaction, une nouvelle haine, une nouvelle indignation. Cette accumulation, cette « culture de la réaction », fragmente le spectre politique à un tel point qu’il ne forme plus rien qu’un amalgame de débris difformes, tiraillés, en lutte les uns contre les autres. Au bord de l’explosion.
C’est exactement là où je me trouve. Ne sachant plus vraiment comment envisager les choses. Comme l’impression que nous n’allons plus dans le mur mais que nous nous le sommes déjà pris en pleine face, il y a un moment, sans même s’en rendre compte. Notre société a déjà été déchiquetée. Le commun n’existe presque plus. La guerre de tous contre tous est ouverte
Voilà à quoi je pense. Et je me dis que tout cela vient de loin. Que toute cette merde a été longtemps digérée par la société française. Une autre image que le mur me vient. Elle m’apparaît soudain plus juste : celle d’une digestion ratée, émaillée de puissants rots. Et puis inévitablement, l’organisme réagit et expulse tout. Voilà où nous sommes : dans le sac à vomi.
La dernière décennie a fait tomber tellement de digues qu’on ne peut les compter.
Sarkozy, en pionnier, les a faites gicler au karcher. Mêlant figure autoritaire et posture xénophobe, il a été le plus efficace à faire rentrer dans le jeu des idées qui restaient à la marge. Il leur a donné le tampon de respectabilité qu’elles attendaient depuis longtemps. Il les a « autorisées ». Les idées des droites extrêmes ne sont depuis lui plus honteuses, elles sont tout simplement devenues centrales. Elles sont « ce que tout le monde pense tout bas », elles sont les « tabous à briser », le « bon sens face à la bien-pensance ». Après le tournant libéral qui a structuré les trois décennies précédentes, Sarkozy a amorcé un tournant réactionnaire. Ainsi, il a libéré tous les groupuscules de la droite dure qui, depuis des années, labouraient déjà leur audience sur les Internets. Il a lâché la meute et ses idées dans l’espace public, l’a sortie de la périphérie.
Puis Hollande est arrivé. Il a réussi à nous sidérer par la continuité parfaite de sa politique avec celle de son prédécesseur. Le clivage droite/gauche n’ayant plus aucun sens, pour masquer le caractère droitier de sa politique économique et sociale, il nous a donné des hochets.
Le mariage pour tous d’abord et sa gestion désastreuse qui a vu déferler les réactionnaires en goguette, a revivifié les réseaux catho-homophobes-intégristes-consanguins. En réaction, la gauche a dû mobiliser ses forces pour battre le pavé.
Chaque mois, il nous donne un hochet. Et chaque mois, nous nous en saisissons. Pas par naïveté mais par nécessité. Parce que nous nous devons de ne pas laisser le champ libre à la meute.
Et puis il a trouvé le plus grand diviseur commun : Manuel Valls, le briseur de tabous à la chaîne, le champion de l’iconoclasme. De Dieudonné aux interdictions des manifestations de soutien au peuple de Gaza, il ne manque pas une occasion d’attiser les haines et de chercher la réaction (pour mieux la réprimer et asseoir son « autorité »)
Je termine ce billet loin de tout cela. En pause pour quelques semaines (et croyez-moi ça fait du bien). Alors, au hasard de lectures, je tombe sur ce texte de Jaurès qui parle de l’utilisation politique et médiatique de la « bande à Bonnot » mais dont la justesse porte bien au-delà. 102 ans plus tard, opère toujours avec autant de pertinence
« Instinct du mélodrame ? Furie de la réclame et de l’information ? Exploitation mercantile des intelligences débilitées par un vaste scepticisme politique et social et que ranime un peu je ne sais quel ragoût de police et de sang ? Sans doute, mais aussi calcul de réaction ? Manœuvre savante pour exciter et multiplier la peur, cette complice de tous les coups de force, de tous les gouvernements d’autorité et de privilège. À un peuple ainsi affolé, ainsi abêti par la peur, toute foi en la race humaine et en l’avenir n’apparaît que comme une dangereuse chimère, comme une meurtrière illusion. Il ne comprend même plus que le progrès est la condition de l’ordre. Il se méfie de la justice et de la liberté comme d’un piège, de l’idéal comme d’une duperie. Et si vous lui demandez de travailler à la transformation nécessaire du monde, au progrès de la science et de la démocratie, à l’avènement d’un ordre social plus juste, d’un régime international moins barbare, il vous soupçonne de préparer la revanche de Bonnot, et de protéger Garnier.
Partout, dans la France abaissée, dans la République désemparée, c’est une marée lourde et visqueuse de réaction qui monte dans les cœurs et dans les cerveaux.
Et c’est l’heure choisie par les militants de la classe ouvrière pour de byzantines querelles où syndicalisme et socialisme s’opposent pendant que grandit le péril. »
Ça fait mal hein.
La situation actuelle est tellement outrancière qu’elle nous épuise, d’indignation en indignation. Nous nous devons de structurer nos combats autour de ce qui a pour nous du sens. Ce qui définit la gauche. Ne nous trompons pas, le contexte doit impérativement nous dicter notre stratégie, sous peine d’échec certain. Par contre, il ne doit jamais nous dicter notre idéal. Nous faire perdre de vue nos objectifs. Jamais.
« La dernière décennie a fait tomber tellement de digues qu’on ne peut les compter. »
Tu écris cela dans ce billet hélas lucide et noir sur l’état de notre société…
Mais j’avais fait (un instant!) une erreur de lecture qui m’avait excité : « Ah bon?, mais quoi? » car j’ai cru lire : … »fait tomber tellement de DINGUES » au lieu de digues !
Tant pis ! mon rêve n’aura duré qu’un instant : oui, les DINGUES genre Sarko, Hollande-Valls et – bien pire – ceux de Bruxelles, du FMI, de l’Otan etc. sont là, bien décidé à nous diviser pour régner, ou plus exactement à permettre à leur maître le Système Capitaliste de régner…
Israël est de plus en plus le pivot central de cette guerre mondiale de domination des nantis contre les peuples : là est le plus important « laboratoire » de futures guerres (de propagandes plus encore que d’armes de terreur) pour nous dominer…
MAIS de là – de nos manif pour la Palestine etc. – émergent aussi LA DÉCENNIE A VENIR de nos nouvelles formes de luttes (partout originales) qui feront « tomber tellement de DINGUES » des pouvoirs si fragiles, dans le fond…
Ce billet a l’immense mérite de mettre en évidence l’état de profonde putréfaction de la société Française, et la monstrueuse mutation qu’elle a subi au cours de la dernière décennie, fruit des graines mortifères plantées depuis la deuxième moitié des années 70. Ce texte de Jaurès est d’une importance capitale, car il met en évidence les stratégies d’intimidation morale et intellectuelle développés par ceux qui ont le pouvoir, et qui sont près à toutes les dégaleussaries pour le préserver et l’amplifier. Maintenant toutes ces rhétoriques ou expressions petites bourgeoises médiocres sont sur toutes les lèvres galopent sur tous les forums. Ah on est pas des bisounours hein, pour naviguer dans ce monde il faut être cynique, sans pitié, éviter la sodomie, ne surtout pas reflechir, taper sur plus faible que soit et consommer comme un porc ad nauseam, toutes les saloperies dont on nous gave qui nous assèche le coeur et l’esprit. Mais des constructions sont encore possibles, des énergies ne sont pas toutes anhiilées; La réaction contre les crimes d’Israêl crée une certaine effervescence et un désir de politiser les problèmes; Rien n’est perdu, on peut s’en extraire de ce sac à vomi.
Une seule nuance par rapport à ce texte, c’est la sidération causée par la présidence Hollande; Aucune sidération, en ce qui me concerne, rien que du tristement prévisible; Et puis aussi la colère contre les croisés bien pensant du vote utile qui ressortent à chaque échéance, contre le grand méchant loup Sarkozy qui cristallisa toutes les peurs, alors qu’il n’est qu’un pantin comme un autres des multinationales qui gèrent le monde à leur guise, comme tous ces soit disant socialistes, dont on sait depuis presque un siècle, qu’invariablement, ils ne sont rien d’autre que des laquais des pires saloperies de l’impérialisme. Et il serait bon que les citoyens aghissent en conséquence et éliminent de la scène politique ce cancer que l’on ose appeler un parti de gauche, fier d’accéder « aux responsabilités » comme ils disent avec cet accent de notaire de sous prefecture qu’ils adorent prendre pour parler au peuple.
La seu
Il ya bien longtemps Catherine Ribeiro chantait « L’Ère de la putréfaction ». Je pensais à cette locution en te lisant…
Je partage complètement les vues de ton dernier paragraphe même si, pour ma part, j’écris et argumente très différemment pour parvenir à cette même conclusion.
http://partageux.blogspot.fr/2014/06/tu-resteras-bien-manger-la-soupe-avec.html