Émilie et Victor
Debout devant la fenêtre, Émilie regardait le jour se lever sur ce paysage si familier : le tag sur le mur d’en face avec sa faute d’orthographe exaspérante, le store motif Joconde de la coloc en vis-à-vis, le camion de livraison du traiteur libanais garé sur l’aire de livraison ; tous étaient fidèles au rendez-vous.
Elle savait que la danse des balayeuses allait bientôt commencer, mais pour l’heure, elle savourait le silence et la chaleur qui émanait de la tasse de thé qu’elle tenait entre ses mains.
Elle n’était pas pressée que Victor se réveille et interrompe ce rare moment de solitude. D’autant plus que si d’aventure elle lui confiait que la familiarité du paysage et la régularité du monde la réconfortaient, il démarrerait au quart de tour et se lancerait dans une de ses interminables diatribes.
Allongé sur le dos dans la pièce d’à côté, Victor fixait le plafond dans la pénombre. Il savourait ce rare moment de solitude sous la chaleur de la couette. Mais ses insomnies étaient de plus en plus fréquentes, ce qui le rendait irascible. Ainsi, il ne tarda pas à repenser, agacé, à leur discussion de la veille qui avait tourné au vinaigre. Il avait alors essayé de lui expliquer qu’il ne fallait pas prendre tout ce qu’il disait aussi littéralement, qu’il parlait parfois de façon imagée. Après tout, comment décrire autrement que par analogie ce qui se trouve devant le nez de quelqu’un qui s’obstine à ne pas voir ?
Il s’était certes lancé dans une métaphore hasardeuse, à base de fleurs qui se fanent, de pissenlits qui sortent de terre, de plantes qui suivent le mouvement du soleil, phénomènes qui s’observent aisément à quelques heures d’intervalle, alors que cette frénésie est parfaitement imperceptible en temps réel.
Mais était-ce vraiment la source de l’incompréhension d’Émilie ? Elle aime le concret, elle est dans l’instant, pensa-t-il, alors que je ne peux pas m’empêcher de tout inscrire dans son contexte et dans une histoire. Comme ça doit être étrange de percevoir le monde comme une succession d’événements déconnectés, sans causes ni effets !
Malgré tout, Victor s’en voulait. Il aurait pu citer tellement d’exemples précis d’événements ponctuels ayant profondément et durablement modifié notre réel, du 11 septembre à la chute de Lehman Brothers à Fukushima à
C’est alors que le monde d’Émilie et Victor fut brutalement anéanti, son créateur, peu satisfait de sa prose, ayant décidé d’interrompre sa rédaction à jamais.
Mots-clés : LeFeuilleton
Ce qui détruit le monde, c’est l’oubli.
Joliment dit.