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Monsieur Ripaille

Publié le par dans avec 5 avis

M. Ripaille avait faim. Il fourra le coin de sa serviette amidonnée dans son col en humant et dévorant du regard les nombreux mets, tous plus somptueux et alléchants les uns que les autres, qui étaient disposés tout autour de lui sur la nappe immaculée de l’immense table de la salle à manger. Il ne savait pas par quoi commencer. « Je ne pourrai jamais finir tout ça ! » s’exclama-t-il avec un sourire carnassier.

Mme Ripaille avait faim. « Foutu régime ! », pensa-t-elle rageusement, mais les magazines qu’elle lisait étaient tous formels : c’était ça ou s’exposer aux regards cruels et moqueurs de ses pairs cet été sur la côte. Elle se contenterait donc de son milkshake (arôme) chocolat-amphétamine habituel.

Leurs trois enfants, Terrine, Olive et Mesclun, avaient faim. Les grognements et gargouillis qui s’échappaient de leurs entrailles en témoignaient bruyamment.

Chacun avait droit à la couenne d’une tranche de jambon, agrémentée au choix d’une noix de mayonnaise, de ketchup ou de moutarde. Ils avaient appris depuis longtemps à ne pas convoiter les montagnes de victuailles amoncelées à l’autre bout de la table, sans parler des quantités littéralement inimaginables de vivres qui étaient, murmurait-on, stockées dans divers garde-manger et chambres froides, ici comme dans de lointains paradis alimentaires. Ils avaient trop peur de se faire boulotter par les chiens de garde de leur père (qui se partageraient les restes), et plus prosaïquement qu’on leur sucrât leurs condiments, ou pire, leur bout de gras.

Terrine, la petite dernière, avait rejoint la famille depuis peu, M. et Mme Ripaille l’ayant ramenée d’un de leurs nombreux safaris gastronomiques à l’étranger. Furieux, Olive et Mesclun convoitaient la couenne de leur soi-disant petite sœur sur qui se cristallisaient toutes leurs frustrations et toute leur haine. Terrine, pour sa part, était trop reconnaissante d’avoir un tant soit peu à manger pour s’en soucier.

Mme Ripaille prit subitement la parole pour maudire le petit cul d’Émilie, la femme de son frère Victor. À l’évocation de sa belle-sœur, M. Ripaille manqua de s’étouffer, car il ne pouvait pas souffrir Victor, ce gauchiste mangeur d’enfants qui avait l’outrecuidance de critiquer la manière dont il élevait les siens, d’enfants, et si prompt à se lancer dans d’interminables diatribes pleines de bons sentiments en faveur d’une répartition plus équitable des denrées au sein des ménages, contre les niches et régimes alimentaires favorables aux chefs de famille déjà tellement repus qu’ils ne savaient plus quoi faire de leurs surplus, alors que leurs rejetons avaient à peine de quoi se mettre sous la dent.

« Et quoi ? » pensa M. Ripaille, en engloutissant furieusement plusieurs gorgées d’un grand cru. « Qui c’est qui procure les repas, hein ? Qui ? Les chefs de famille, pardi ! Une société qui repaît ses chefs de famille est une société plus repue ! Si on les contrarie, ils partiront, et qui donnera la becquée aux enfants alors, hein ? Qui ? Sans compter que si on les nourrit trop, les enfants, ils n’ont plus faim, et une famille dont les enfants n’ont pas faim est une famille vouée à sa perte, composée de petits assistés ingrats, de parasites oisifs qui n’en font qu’à leur tête et qui n’ont plus aucune incitation à tondre la pelouse, vider le lave-vaisselle ou sortir les poubelles. Ce n’est pas leur rendre service ! Même ce bolchevique de Président Fromage a mis de l’eau dans son vin ; il a compris de quel côté était beurrée sa tartine, et mène une politique de soutien aux chefs de famille, quitte à contrarier son électorat infantile. »

M. Ripaille fut brutalement arraché à son monologue intérieur lorsque Mme Ripaille perdit connaissance et tomba lourdement de sa chaise sur le parquet ciré. Alors que M. Ripaille se précipita à son chevet, Olive et Mesclun, sans même un regard pour le milkshake de leur mère ou les copieux restes de leur père, se jetèrent sur l’assiette de Terrine, et tandis que l’un engouffrait ce qu’il restait de sa couenne, l’autre lapait goulûment la noix de mayonnaise qu’elle avait scrupuleusement gardée pour la fin.

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À propos de sknob

Franglophone songwriter, cartoonist, translator, geek, #ronchonchon. VieuxSage, déjà blogueur au XXe siècle, je ne supporte ni l'injustice, ni la mauvaise foi, ni les gens qui réfléchissent avec le cerveau d’autrui, ni les betteraves. En revanche, j'ai un peu le melon depuis que j'ai publié un billet sur le blog de Paul Jorion. Mes camarades m'ont à l'œil.

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5 avis sur “Monsieur Ripaille

  1. Zap Pow

    Joliment troussé !

    Si je puis me permettre une remarque de puriste de la langue, j’ai un doute sur le « soi-disant petite sœur ». L’explication du doute est ici ou encore ici.

    Répondre
    • sknob Auteur

      @Zap Pow

      Merci pour le compliment et pour le doute, qui est contagieux. « Prétendue petite sœur » avec l’allitération me plaît bien aussi. Je vais peut être l’adopter :)

      Répondre
  2. Pingback : Concrètement… | Babordages

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