Les suceurs de sens

Nous vivons parmi les vampires. Ils ne craignent plus la lumière du jour. Ils tournent en continu. Chaque seconde est l’occasion d’une nouvelle proie.

Ça fait bien longtemps qu’ils ont déposé leurs canines sur le seuil. Ils montrent leur plus doux visage. Leur breuvage aussi a changé. Plus de sang noir, ils sucent désormais le sens. Ils le digèrent patiemment et nous en dépossèdent. Lorsqu’ils ont touché quelque chose, quelqu’un, ils savent qu’ils nous faudra des années, des siècles parfois pour le récupérer. Le sens. Et souvent nous échouons. Trop souvent.

Ils sont une machine à relativiser, dépolitiser et commercialiser. Ils fabriquent des icônes. Derrière les idées, ils vont chercher l’homme et réécrire son roman.

Possédant à la fois les moyens de diffusion de l’information et les clés de leur accès, ils maîtrisent l’écriture du présent autant que la réécriture du passé. Ce sont eux les architectes du futur, les arbitres du pensable et de l’impensable, du réaliste et de l’utopiste. Leur temps, ils le passent à trier. Inlassablement, ils trient. Ils rendent hommage à l’homme et au sourire. À la bonté incarnée. Pour éviter d’évoquer les combats, les amitiés et les inimitiés. Ils oblitèrent les luttes et les mouvements collectifs pour construire l’héroïque histoire solitaire des grands hommes. Ils lissent, poncent, rabotent. Ils ouvragent l’histoire pour qu’il ne reste plus aucune aspérité, plus un angle. Tout est net et simple.

Derrière tout, les hommes, les luttes, l’histoire, ils voient un carburant du système. Derrière chaque ennemi, ils reconnaissent leur meilleur allié pour peu qu’ils puissent lui sucer son sens.

Ce sont eux qui ont fait d’Ernesto Guevara un motif de T-shirt, de Jaurès un social-democrate. Ce sont eux qui ont effacé la Commune de Paris.

Ils n’aiment rien de plus que les cadavres. Encore chauds et déjà muets. Quand Mandela nous a quittés, ils se sont rués.