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Les invisibles, par Thierry Beysson

Billet invité

A chaque annonce d’une baisse des chiffres du chômage aux Etats-Unis, les médias américains rappellent que la baisse du chômage n’est pas due à d’importantes créations d’emplois, mais au grand nombre de chômeurs qui ont cessé de chercher du travail, les « discouraged workers ». Le département statistique du ministère américain du Travail, le Bureau of Labor Statistics (BLS), chargé de présenter chaque mois le taux de chômage national, tente même de prendre en compte ces travailleurs découragés dans ses statistiques. En effet, si le taux de chômage stricto sensu est de 7,3% en août 2013 aux Etats-Unis, le BLS précise qu’en ajoutant à ces chômeurs les « disouraged workers » ainsi que les temps partiels subis, le taux passe à 13,7% de la population active en août 2013. On ajoutera que la population active américaine est tombée à son plus bas niveau depuis 1978, non pas pour des raisons démographiques, mais bien parce qu’une frange difficile à évaluer de la population en âge de travailler n’a plus fait de démarche pour trouver un emploi depuis plus de 12 mois. Un récent article paru sur le site Internet de Forbes estimait que ces chômeurs invisibles constituent entre 1 et 2 millions de personnes.

Tous ces chiffres sont évidemment discutables. Et l’on peut penser que tout gouvernement a intérêt à minorer son taux de chômage. En l’absence de données fiables sur les « discouraged workers », on ne peut que s’en tenir aux statistiques officielles, tout en gardant à l’esprit qu’elles ne rendent pas compte de la totalité de la situation.

L’OCDE fournit des données par pays. Ainsi, aux États-Unis, il y avait 263 000 « discouraged workers » en 2000, 1 182 000 en 2010, 942 000 en 2012. En Espagne, on est passé de 94 000 « discouraged workers » en 2003 à 345 000 en 2012. Au Portugal, ils étaient 11 000 en 2009, ils sont 65 000 en 2012. Pour la France, l’OCDE avance le chiffre fourni par Eurostat de 32 000 travailleurs découragés en 2007, alors que l’Insee évoque 768 000 inactifs souhaitant travailler pour la même année.

Le phénomène est difficilement quantifiable, du fait même que ces individus sont quasiment expulsés des statistiques officielles, au même titre qu’ils sont exclus du marché du travail. Ce chômage gris, invisible, non-dit, a des conséquences économiques, sociales, politiques. A l’évidence, il doit y avoir du travail au noir, avec ce que cela implique de pertes de rentrées fiscales pour l’État, mais aussi de perte de protection sociale pour le travailleur. A l’évidence, pour ces individus, outre les évidentes difficultés économiques qu’ils rencontrent, le processus de socialisation par le travail ne peut opérer que très faiblement. A l’évidence, lorsque l’on abandonne toute démarche de recherche d’emploi, on n’adhère plus au contrat social, fut-ce à son corps défendant.

Si l’on ajoute à ce noir tableau l’explosion des embauches à durée déterminée et/ou à temps partiel, le statut d’auto-entrepreneur et ses équivalents à l’étranger, la montée (vertigineuse dans certains pays) des taux de chômage, en particulier du chômage de longue durée, c’est tout le rapport au travail de nos sociétés qui apparaît bouleversé. Si, par définition, le chômeur est exclu du travail, le travailleur découragé est quant à lui exclu du travail et du chômage !

Aujourd’hui, les gouvernants n’apportent aucune réponse spécifique à la problématique des « discouraged workers ». Il faut se contenter de discours (comiques et/ou tragiques) sur l’inadéquation entre offre et demande de travail, avec la désormais célèbre fable des emplois non pourvus et des besoins de formation de la main d’œuvre. Il n’est pas la peine d’évoquer ici les âneries rabâchées ici ou là sur l’amélioration de la compétitivité des entreprises qui, c’est certain, nous mènera vers des lendemains qui chantent grâce à l’incommensurable génie de nos capitaines d’industries, Arnaud Lagardère par exemple.

Pourtant cette évolution à la marge du marché du travail a et aura de sombres répercussions sur nos sociétés. Outre la paupérisation généralisée qu’elle induit, paupérisation des individus placés en position d’extrême faiblesse face à un éventuel employeur et paupérisation des finances publiques d’État privées d’importantes ressources fiscales (TVA, cotisations sociales, baisse de la consommation, avec effet boule de neige, etc.), outre les phénomènes de désocialisation, d’anomie, en un mot d’exclusion, il faut redouter les ravages politiques d’une telle situation sur les populations.

Le désespoir ne mène pas à l’avènement d’une société plus fraternelle. Il est évident que d’habiles sophistes sauront tirer les marrons du feu, en désignant des boucs-émissaires, qui pourront tout aussi bien se muer en bourreaux. La guerre de tous contre tous ne fait que commencer. Hélas.

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