Les algorithmes et les loopings, par @franpisunship
Faut-il encore évoquer le ministère de Culture ? C’est un choix personnel. Avant tout une question de bienséance.
On ne parle pas des morts, ça les convoque.
Il ne faut pas chercher bien loin pour comprendre que le ministère de la culture sert depuis plusieurs mandatures à donner le change et à faire croire encore à une politique culturelle : elle s’apparente tout au mieux à un rôle de passe-plat de l’industrie du Divertissement. Jean-Michel Frodon l’explique fort bien dans son article de Slate : l’approche strictement techno de notre nouvelle ministre permet « D’entendre, presque mot après mot, l’enterrement de l’idée même de ministère de la Culture. » Il y a dans la croyance d’une pseudo Main Invisible qui vous apporterait l’offre culturelle souhaitée à peu près la même réalité que dans celle qui régule les marchés.
En cherchant bien, d’ailleurs, ces deux mains vont par paires. Si elles ne distribuent pas la richesse, elles se sont plutôt spécialisées dans les claques et l’entrave.
Dans une période où l’on peine à percevoir la différence intrinsèque entre les politiques menées depuis 10 ans, la politique culturelle menée actuellement ressemble à s’y méprendre à cette Culture pour Chacun que le Ministre en Papier-Bible appelait de ses voeux : celle d’une offre culturelle différenciée qui permet de ne jamais sortir de la petite bulle paresseuse dans laquelle on s’engonce par manque de curiosité et de médiation. Une politique culturelle réduite aux algorithmes ressemble à s’y méprendre aux sites de Streaming.
Vous écoutez Kraftwerk, alors vous aimerez David Guetta. C’est pour le schéma — et la pertinence, du coup.
Allez lire ce que j’écrivais à l’époque ; l’avenir est déjà là. Reste à savoir si les loopings que doit faire le pauvre Malraux dans sa tombe peuvent être traduits en tableaux de bord ou interprétés mathématiquement.
D’un rôle d’épanouissement et d’émancipation, la Culture est passée en quelques années à un rôle condescendant qui consiste à donner à voir ce que l’on connaît, ce qui bénéficie de plan marketing d’envergure et de stratégies de communication sophistiquées.
Seuls, les chiffres priment et tant pis s’ils n’ont strictement aucun sens. Tant pis si le résultat s’avère presque aussi efficace que la vente d’avion de guerre. L’important c’est de « rassurer les investisseurs » et les ayants-droits, en bref de ventiler l’argent là où il est déjà.
C’est la crise, mon brave monsieur, me dira-t-on.
La question est là : n’est-ce justement pas le rôle de l’état de soutenir les marges ? d’essayer de sortir par le haut plutôt que par la normalisation et l’affadisation de tout ? On le sait et on le voit, en bibliothèque : les usagers se jettent sur le mainstream, mais si un juste travail de médiation est réalisé, si une offre ouverte est proposée, la découverte est là.
Ça doit griffer la culture. Ça doit heurter, mettre en danger, bousculer, déranger, réveiller… Sinon ça ne sert à rien.
Pendant des années, ce sont les collectivités territoriales qui ont maintenu ce rôle. Certaines s’y tiennent toujours, parfois avec audace et succès. Mais là aussi, la baisse des dotations de l’État, le désinvestissement progressif et la guigne de la rentabilité à raison de cette réalité. De tous les coins de France, on voit des associations, des festivals, des programmes pédagogiques se retrouver menacés par des coupes sombres. Il n’est d’ailleurs pas question d’étiquette politique. De tout bord, rien ne compte plus d’autre que l’apparition et le confort de l’habitude.
L’altérité fait peur, et ça commence par là.
Le mouvement n’est pas uniquement français. En Belgique, le gouvernement cornaqué par des nationalistes flamands semble bien décidé à faire crever le rayonnement culturel fédéral, à commencer par La Monnaie qui sous l’impulsion de De Caluwe enchaîne pourtant les succès. En Espagne, Jordi Savall refuse un prix pour dénoncer le désengagement du gouvernement : « Il est essentiel de donner aux musiciens un minimum de soutien institutionnel stable car, sans ces musiciens, notre patrimoine musical est voué à l’oubli et à l’ignorance. L’ignorance et l’amnésie sont la fin de toute civilisation ». Jamais l’harmonisation européenne ne se fait aussi bien que lorsqu’il s’agit de faire dépecer la culture par des comptables gris et des calculs de communication. Le nouveau commissaire européen à la culture Tibor Navracsiscs ne pouvait pas rêver meilleur accueil. L’Europe de la Culture est en voie d’Orbanisation.
Mots-clés : Billet Invité, culture
Bonjour Sun Ship,
J’ai dû m’accrocher, je dois bien l’admettre pour comprendre le sens de ce billet. Fatigue je suppose car il est clair, bien écrit,(si tant est que je puisse en juger avec toute l’humilité et le respect qu’il convient). Bref j’aime bien.
Je voudrais tenter de réfléchir à la question : « n’est-ce justement pas le rôle de l’état de soutenir les marges ? d’essayer de sortir par le haut plutôt que par la normalisation et l’affadisation de tout ? ». Oh, pas d’apporter une réponse, non, j’en suis bien incapable n’étant pas de milieu « culture, art et création », juste rebondir sur la notion de « précariat ». Le précariat, cette frange de population qui donne sa vie contre des tranches de travail. Ces contrats précaires sur le marché, comme par exemple les CDD, les CNE et les intérimaires, les intermittents du spectacle… Ces personnes souffrant d’insécurité, employées sans l’être vraiment, à court terme, sans horizon professionnel, précarisées jusque dans leur esprit. Jusqu’à présent, les intermittents étaient relativement épargnés par l’exception culturelle à la française. La culture était reconnue comme consubstantielle à la nature même de l’homme, à son bonheur, à son « mystère », à sa magie, à sa grandeur. Et puis voilà que des « réformateurs » s’avisent que leurs privilèges de « nantis » peuvent être mis en cause par un doctrine financière dictée par quelques technocrates européens et s’appliquent avec zèle à chasser le non rentable, le superflu. Réaction : le Contrôle, les normes, les indicateurs, le sacro saint retour sur investissement. Le simple bonheur que procure le beau, le mystère de l’intangible, la magie de l’intemporel, deviennent une obscénité. Pour eux, la lutte contre la précarité passe par le contrôle de l’épargne, du temps, de l’espace, des connaissances et des échanges. Tout se marchandise. Qui dit marchandisation, dit massification, standardisation afin de mettre à la portée de tous cette espèce de soupe culturelle. On n’est pas loin du pain, du vin, des jeux » romain pour endormir le bas peuple.
Résultat : Un nivellement par le bas. Au lieu d’inciter à la création de richesse pour éradiquer la pauvreté au sens large du terme, à la création de beauté pour rendre les gens heureux, on confisque et on veille à ce que tous soient égaux dans la pauvreté et la médiocrité. Ainsi pas de révolte…
Alors non, mille fois non, la culture n’est pas négociable. Elle ne se décrète pas non plus, elle doit être protégée telle une fleur rare et précieuse. mais bon… la santé non plus n’est pas négociable… ni l’éducation… ni la justice… Quant à faire des priorités…
Tiens, pour poursuivre la réflexion, et pour montrer qu’hélas, la normalisation de la Culture ne s’arrête pas aux étiquettes, des nouvelles de Grenoble http://www.citizenjazz.com/Pour-le-jazz-et-la-culture.html