Répression Nerveuse, par @barroumatt (première partie)
Liberté, Égalité, Pilules pour tous !
Marc et Virginie sont originaires de Normandie. Ils ont deux enfants : Martin, 5 ans et Anna, 14 mois. Marc a été muté dans le sud de la France. Certains changements déstabilisent. Pour le suivre, Virginie a renoncé à son emploi. Elle est comptable. Depuis bientôt un an, Virginie est au chômage. Elle s’occupe à plein temps de ses deux enfants. Elle n’a pas d’amis, elle est loin de sa famille, elle se sent seule, phagocytée par ses deux gamins dans une région qu’elle n’apprécie pas.
Marc est souvent en déplacement. Parfois, il part pour la semaine. Son boulot de commercial est épuisant, stressant. Conscient de la situation de sa femme, il pense que ce n’est qu’une mauvaise passe, une question de temps et d’adaptation. Il voudrait en faire plus pour sa famille mais il n’y arrive pas, trop de fatigue. Quand il rentre le week-end, il a besoin de calme.
Et puis il y a les enfants… C’est difficile. Martin est un enfant turbulent. Hyperactif, comme on dit maintenant. D’ailleurs le docteur l’a confirmé… Mais depuis qu’il prend de la Ritaline, on dirait que ça va mieux. Anna, quant à elle, se porte bien. Enfin, Virginie veut le croire.
Un soir, alors que Marc vient de rentrer et que les enfants dorment, Virginie lui fait part de son mal-être. Et Marc de lui répondre, las : « tu devrais aller voir le docteur, il te donnera quelque chose. Regarde ta mère, elle va mieux avec son Tranxène. » Virginie l’ignore mais lui aussi il en prend des médicaments… « pour tenir le coup ».
Marc allume la télé. Virginie va se coucher. Elle dort beaucoup en ce moment.
Mais dis-moi, combien sont-ils autour de toi avec « des paradis plein la tête » ? Combien de Marc, de Virginie, accablés par l’existence et qui « tiennent le coup » sous l’emprise de médicaments psychotropes ? Est-ce que la souffrance psychique liée au parcours de la vie relève de la médecine et d’un traitement biomédical ?
Pour E. Zarifian, pionnier de la psychiatrie biologique, on assiste à une extension abusive du champ de la psychiatrie et « le bénéfice de la médicalisation de l’existence est surtout évident pour la société. La diversion des révoltes, des rébellions contre l’injustice, des inégalités ou de la pauvreté et des insatisfactions personnelles vers le médical garantit la paix sociale. Le système de soins et le concept de psychotropes sont les soupapes de sécurité de la société[1]. »
Lorsque le corps social convulse, la folie individuelle et la détresse psychique se répandent au rythme de ses secousses. Combien sont-ils aujourd’hui les salariés sous traitement psychotrope, épuisés psychiquement parce qu’ils subissent et/ou résistent aux violences d’un monde libéralisé à outrance ? Et combien de chômeurs découragés, désocialisés et progressivement « psychiatrisés » ? Adossée aux principes libéraux d’efficacité, de rentabilité et de performance qui ne cessent d’ébranler la psyché humaine, la psychiatrie est désormais chargée de réguler et faire taire les dommages occasionnés sur chacun d’entre nous.
La psychiatrie biologique, nouvel instrument de contrôle des populations
La psychiatrie est une discipline politique dès son origine, un instrument de contrôle des populations toujours plus redoutable et insidieux. Elle détient en effet, le privilège d’indiquer la frontière entre le normal et le pathologique et donc de situer nos conduites par rapport à une norme scientifiquement déterminée, ce qui relève à ce jour, de l’escroquerie (malgré les progrès importants de la connaissance scientifique, en particulier des neurosciences). Rappelons simplement que l’homosexualité n’est plus considérée comme étant une pathologie depuis 1973 aux USA, 1990 pour l’OMS, 1992 en France, 2001 en Chine… L’absence de marqueur biologique de la maladie mentale, la méconnaissance de l’étiologie des pathologies psychiatriques confèrent à cette ambition les atours du fantasme et la consistance de l’idéologie. Pourtant, la psychiatrie américaine et les compagnies pharmaceutiques rêvent d’imposer une psychiatrie biologique radicale[2]. Une spécialité médicale comme les autres, une science de l’organe malade où à chaque symptôme correspond un dérèglement du corps à corriger chimiquement. Les conditions d’émergence de ta souffrance et son inscription dans ton histoire, son appropriation subjective et la manière dont tu souffres n’auront dès lors plus aucune importance. La prévalence de ce modèle biomédical pour la psychiatrie du futur pourrait par contre te garantir une mise en conformité régulière à la norme sociale en vigueur (une « mise à jour », comme pour ton PC). Voilà probablement l’intérêt principal de ce modèle car sur un plan médical, il continue de prouver ses faiblesses[3]. Tu l’auras compris, in fine, tout ceci aura pour effet de conditionner ta liberté et d’en établir des contours stricts. A chaque excès ou écart de conduite (émotionnel, comportemental), un traitement te sera préconisé afin que tu puisses retrouver sagesse et docilité, joie de consommer et plaisir de regarder la télévision. Pour la santé, il faudra repasser… Dès 1981, Robert Castel alertait :
« La fascination pour les explications biologiques, la recherche d’un déterminisme organique, voire d’un code génétique à l’origine des troubles psychiatriques sont autant d’avancées dont le succès conspire à dévaluer comme subjectiviste, préscientifique, idéologique, l’attention aux totalités concrètes, personnelles, sociales ou historiques[4]. »
Intimement liés aux principes de management et de gestion de l’entreprise, les agissements de la psychiatrie s’orientent selon deux axes qui témoignent de ses renoncements et de sa duplicité.
Le premier consiste à ce que tu te tiennes tranquille : pas trop triste, pas trop content, pas trop en colère, pas trop exigeant, curieux, turbulent, lunatique, timide ou versatile, pas trop d’internet, d’alcool, de clopes, de sexe… PAS TROP !!! …mais suffisamment quand même !! Dans le cas contraire, tu es probablement malade et tu dois te soigner, c’est à dire prendre des médicaments qui te permettront de rentrer dans le rang. Et, si tu n’es pas trop pauvre et pas trop fou, tu pourras tenter de gommer tout ce qui, dans tes médiocres agissements, dépasse, déborde, excède, en entreprenant la thérapie comportementale de ton choix.
Dans le cadre de sa deuxième orientation, la psychiatrie contemporaine tentera de t’assurer la pérennité de ton statut économique et social. Tu es accablé(e) par un boulot que tu redoutes de perdre, ton boss te met sous pression constante, ton partenaire te trompe, ton gamin insulte la voisine et ne tient pas en place, ton frère vient d’être licencié, tes parents se séparent et ta mère soigne son cancer… ça ne va pas fort. Mais pas d’inquiétude, la psychiatrie veille sur toi ! Quelques pilules et tu verras, tu vas te sentir mieux. Tu vas pouvoir tenir le coup, rester compétitif (ve), être heureux (se) quoiqu’il arrive, aller de l’avant, consommer, prendre un nouveau crédit, jouir de la vie, vite, très vite, sans rien ressentir… ou presque. Et si ta béquille ne suffit plus, tu pourras augmenter les doses… et t’inscrire à un stage de développement personnel. Une kyrielle de petits charlatans de la connaissance de soi, promoteur de l’harmonie égocentrée et de la soumission volontaire à des préceptes indigents (« devenez acteur de votre de vie ») savamment enrobés de psychologie ésotérique, t’accueille à bras ouverts – moyennant une petite participation financière. En terme de libertés individuelles et d’émancipation, pas sûr que tes affaires s’arrangent…
De la psychiatrie à la santé mentale, l’eldorado des labos
Aujourd’hui, le concept de santé mentale et le modèle biomédical sur lequel il repose a déjà reconfiguré la prise en charge des patients et les labos s’en frottent les mains.
La santé mentale est bel et bien un investissement d’avenir ; l’industrie pharmaceutique l’a compris depuis longtemps et contribue activement à étendre le champ d’intervention de la psychiatrie. Il dépasse déjà largement les frontières de l’hôpital et s’invite maintenant chez ton généraliste. La prescription de psychotropes par les généralistes est en France une des plus fortes du monde (et la consommation sauvage de médicaments via internet tend également à augmenter).
Soyons clair, la psychiatrie contemporaine – prochainement un ministère de santé mentale ? – est le principal organe de distribution agréé des laboratoires pharmaceutiques. Depuis le début des années 50 et l’arrivée des neuroleptiques, puis les antidépresseurs ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine), la psychiatrie rapporte à l’industrie de considérables dividendes. En janvier 2012 la valeur boursière globale de l’industrie pharmaceutique se situait en 3ème position juste derrière le secteur bancaire-assurantiel et les compagnies pétrolières et le marché des psychotropes ne cesse de se développer (de plus en plus de médicaments pour de plus en plus de maladies !). Et si l’on excepte les anticancéreux, les psychotropes représentent en 2012 la classe thérapeutique ayant généré le plus gros chiffre d’affaires au niveau mondial (60 milliards de $) devant les statines (34 milliards de $) et les antidiabétiques (27 milliards de $). Tous ces médicaments ont en commun de devoir être pris régulièrement et de ne pas guérir le mal pour lequel ils sont prescrits[5]. Je passe sur les problèmes de dépendance et les coûts que cela représente pour l’assurance maladie. En France, hors médico-social, la place de la santé mentale représente 22 milliards d’euros sur les 146 milliards de dépenses totales de l’assurance maladie (chiffres 2011)…
Si le progrès des traitements et l’arsenal pharmacologique dont disposent les médecins permettent aujourd’hui au pouvoir politique de se tenir relativement éloigné de l’administration des fous et des personnes en souffrance psychique, le psychiatre (et son extension de fortune, ton alchimiste, le médecin généraliste) remplit son rôle de maintien de l’ordre et de contrôle des populations. En 2011, près de 6 millions de consommateurs de psychotropes en France sans pathologie psychiatrique identifiée. Autant de clients pour les labos auxquels s’ajoute une liste toujours plus conséquente de personnes atteintes de « troubles mentaux » en inflation constante depuis les premiers recensements des experts de l’APA (American Psychiatric Association). Le DSM5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, nomenclature de référence mondiale des pathologies mentales) vient de paraître et il répertorie quelques 350 troubles mentaux. Il y en avait moins de cent lors de sa première version en 1952.
Tu la vois la boîte de Lexomil sur la table de nuit de papi ? Et maman, elle prend toujours ses petites pilules bleues le soir en rentrant du boulot ?
Lire Répression Nerveuse, deuxième partie
Mots-clés : Billet Invité
Dans la même veine, un article d’une vingtaine de pages toutafé intéressant : « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? » de F. Gonon, dans la revue Esprit (PDF à télécharger gratos)
Merci pour ce texte.
Nous sommes dans une societe qui veut que l’etre humain soit performant, rapide,efficace et si ce n’est pas le cas, on jette l’employé comme un mouchoir ( c’est pas grave la boite est pleine….).
Tout doit aller vite aussi bien en médecine qu’au boulot, Il est difficile de faire entendre que le repos, l’arret de travail ( quand il est possible) fait partie du traitement aussi.
On demande au médecin de trouver des remèdes à des maux qui ne relèvent pas de la médecine. Alors on nous invente de nouvelles maladies, de nouvelles phobies qu’on pourra apaiser ou étouffer avec de nouvelles molécules : http://tempsreel.nouvelobs.com/le-dossier-de-l-obs/20121024.OBS6819/deuil-caprices-chagrin-l-invention-de-nouvelles-maladies.html
Hier un représentant de labo qui essayait de me vendre son anti dépresseur, me promettait que grâce à sa nouvelle super molécule ,l’employé retrouverait du bonheur à son travail … ( il n’a pas sourit quand je lui ai demandé si c’était la pilule du Medef )
La pression du chômage est tellement forte chez mes patients qui ont la chance d’avoir un boulot et la signature de l’ANI n’améliore pas ce sentiment d’insécurité que de nouveaux troubles anxieux apparaissent .
L’industrie pharmaceutique a de beaux jours devant elle car la société dans laquelle nous vivons ne laisse pas le temps à l’être humain de s’exprimer, de souffler, de souffrir, de pleurer …. alors on panse par une camisole chimique c’est plus rapide, plus performant .
Intéressant cet article. Dans notre atelier le « Non Faire » nous cherchons à exister et faire exister malgré et quand on peut sans ces béquilles médicamenteuses. L’Atelier du Non Faire est un atelier d’expression créé au sein de l’hôpital psychiatrique Maison Blanche. Nous organisons un symposium les 15 et 16 mars au Théâtre du Vent se lève*. Nous serions ravis de collaborer avec vous.
*http://www.leventseleve.com/
Cordialement
Sylvain Solaro secrétaire association Atelier du Non Faire