La machine contre l’homme
Le prix de la technicisation ne devient acceptable que dans la mesure où elle économise du travail et du temps. C’est là son but déclaré. Elle n’en a pas d’autre. André Gorz, Métamorphoses du travailLes robots sont à la mode, c’est indéniable. De séries en dossiers spéciaux, on s’amuse (ou se fait peur) à imaginer un futur peuplé d’humanoïdes, plus moins sexués et sexuels, indépendants ou asservis. Mais au-delà du folklore, dans un contexte durable de chômage de masse, de raréfaction des ressources énergétiques, de disparition de la biodiversité, le remplacement progressif du vivant par la robotisation pose la question cruciale, largement impensée (voire impensable), d’une dissociation croissante du progrès technique et du progrès social. Il est assez frappant de voir l’extraordinaire inventivité déployée pour concevoir de nouvelles technologies, pour se projeter dans un quotidien automatisé et la quasi-impossibilité à envisager l’impact de tels changements sur les rapports sociaux et, singulièrement, sur le travail.
Dans une récente interview, le directeur général de McKinsey, qui murmure à l’oreille des plus grand patrons mondiaux, lâchait tranquillement :
En 2025, l’économie robotisée atteindra la taille de l’économie mondiale toute entière en 1995, et c’est une économie par définition pauvre en emplois.
L’automatisation de l’industrie ne date pas d’hier et n’a pas que des conséquences négatives. Elle a entraîné la disparition de métiers répétitifs, pénibles et souvent dangereux. Mais remplacer des hommes par des machines devrait automatiquement poser des questions simples :
Que deviennent les salariés remplacés par des robots ?
Quel impact global sur la productivité, la répartition du travail et du profit ?
Le processus de technicisation, d’abord cantonné à des tâches de production, envahit peu à peu le monde des services (secteur en très grande partie non-délocalisable). Exit les guichetiers, bonjour les bornes interactives. Et ce n’est qu’un début…
Par ailleurs, croissance des entreprises ne rime plus forcément avec créations d’emplois. Notre ami de McKinsey nous fait d’ailleurs justement remarquer que «les dix plus grandes entreprises d’Internet, comme Google, Facebook ou Amazon, ont créé des centaines de milliards de dollars de capitalisation boursière, mais à peine 200.000 emplois».
La production de biens, de richesses ou de services avec moins d’emplois pourrait être une formidable opportunité de progrès social, libérer du temps pour des activités socialement utiles mais non valorisées économiquement, pour l’exercice de la démocratie. Pour cela, encore faudrait-il faire le choix d’une meilleure répartition des richesses (impensable) et du travail (impensé).
Mais la technicisation ne s’arrête pas aux portes des usines. Parmi les géniales inventions robotiques, une m’a particulièrement fait bondir. Elle porte le doux nom de Robobee. C’est une abeille. Mise au point par un laboratoire d’Harvard, elle devrait pouvoir permettre de répondre à la diminution inquiétante de la population butinante au niveau mondial. Rappelons que les abeilles sont responsables de 80% de la pollinisation, que 40% de notre alimentation dépendent de Maya et que la valeur monétaire annuelle mondiale de la pollinisation est estimée à plusieurs centaines de milliards d’euros.
Les causes de la disparition progressive des abeilles sont partiellement connues et largement humaines : utilisation massive de pesticides, urbanisation et développement des monocultures. Les apiculteurs se battent depuis des années contre l’utilisation de certains pesticides et n’ont que très rarement et partiellement gain de cause.
On préfère donc trouver des solutions techniques à la destruction de notre écosystème plutôt que de s’attaquer aux causes. L’argent investi dans la recherche robotique ne serait-il pas plus utile pour lutter contre la disparition des abeilles ? Qui paiera la production de ces presque-abeilles ? Les agriculteurs ? Les contribuables ? Où trouvera t-on l’énergie pour produire les dizaines de milliards d’abeilles nécessaires rien qu’en France ? Pour les faire fonctionner ?
La robotisation n’est pas qu’un sujet de science-fiction. C’est une réalité concrète qui mérite d’être débattue et étudiée. La technicisation, au lieu d’ouvrir des voie d’émancipation sociale, est responsable (au moins partiellement) du chômage de masse et de la destruction du collectif de travail. Et elle ne résoudra pas seule l’urgence de la crise écologique. La croyance aveugle et inconditionnelle dans le progrès technique est de la même nature que la quête frénétique la croissance. Elle nous fait confondre la fin et les moyens.
Mots-clés : travail
Tweet/comment :
@sknob @babordages @clumsy9 Sauf que le problème n’est pas la machine. C’est ce qu’on fait du gain de ‘productivité’/’richesse’ obtenu.
[ http://twitter.com/Monde_de_Droite/status/344710903217926144 ]
Bonjour,
Passionnant, merci. Je ne connaissais pas l’histoire des abeilles robots, c’est délirant, ça ressemble vraiment à ce que racontait Jacques Ellul dans
« le système tecnicien » . Un système ou la technique viens palier (ou essayer de palier) les erreurs et catastrophes précédemment causées … par de la technique.
Pour les curieux, regarder en vidéo (6 parties) ici :
http://www.dailymotion.com/video/xczyxj_jacques-ellul-le-systeme-technicien_webcam#.Ubgh4Pa98Sk
Merci pour ce billet.
Sur le sujet, lire Rifkin (fiche de lecture ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1998_num_39_3_4822).
La thèse d’un conflit progrès technique / emploi est toutefois plutôt contredite par l’histoire économique non ? La multiplication par près de 15 de la productivité dans les pays occidentaux depuis la révolution industrielle n’a pas entraîné une baisse sensible de l’emploi en proportion de la population totale, les taux d’emploi présentant une grande stabilité dans le long-terme (cf. Guellec, Economie de l’Innovation).
Mais il est possible (probable) que l’Histoire ne se répètera pas. Il est clair aussi que le progrès technique n’est pas neutre et peut entraîner une déformation de la répartition des revenus entre capital et travail.
Merci en tous cas de reposer la question… Elle mérite de l’être me semble-t-il !
@mati Merci ! Passionnant Ellul… Quand la technique viens palier les dégâts de la technique, s’enclenche un cercle dont la seule fin peut-être l’incapacité de technique à résoudre le dernier dégât. Là, le château de cartes s’effondre…
@Aoulmi Rifkin a des propositions intéressantes… Jean Gadrey en avait fait une critique qui poussait le débat un peu plus loin. Très intéressant : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2013/05/09/jeremy-rifkin-le-gourou-du-gotha-europeen-1/
Concernant l’impact du progrès technique sur l’emploi, la fameuse « destruction créatrice » de Schumpeter, il semblerait que cette théorie atteigne ses limites. Baisse structurelle de la croissance et augmentation constante du chômage. C’est discutable certes. Mais comme vous le notez bien, l’idée de ce billet n’est pas d’asséner un vérité mais de poser des questions, de pointer des impensés… Il me semble que nous passons à côté d’un débat central.
@Aoulmi
« les taux d’emploi présentant une grande stabilité dans le long-terme »
C’est faire l’impasse sur la nature des emplois. Les emplois mécanisés et informatisés (d’abord dans l’industrie, aujourd’hui dans les services) ont été remplacés par des emplois d’une parfaite inutilité (bulle de services débiles en tous genres, B2B ou B2C). J’en ai parlé chez la concurrence et néanmoins amie 😉
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Puisque le billet termine sur la science-fiction, elle peut aussi offrir des sources d’inspiration dont on peut se servir pour penser des alternatives. Un exemple à partir de la Culture de Iain M. Banks : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/10/02/lanarchie-dans-un-monde-de-machines/