Babordages

Pendant qu'ils ne cherchaient pas d'alternative, nous pensions à un #PlanB.

Le mur

Publié le par dans avec 9 avis

Assieds-toi. N’aie pas peur.

De toute façon, tu es déjà là.

Tu es né ici, dans l’habitacle. Comme moi.

Plus personne ne sait plus depuis combien de temps on roule comme ça. Longtemps, c’est certain. Très longtemps, trop longtemps peut-être. Suffisamment pour avoir perdu la mémoire du point de départ et des raisons de notre trajectoire.

Au début, la route semblait infinie et le ciel était dégagé. Nos ancêtres roulaient toutes vitres baissées, le bras posé sur la portière. L’insouciance du soleil qui pointe son nez à l’horizon.

Et puis, le temps a changé. Les nuages ont lentement dévoré le soleil. La brume s’est levée. Et puis, le mur. Surtout le mur.

Au bout de la route, on le devine. Perdu dans le brouillard, il est notre nouvel horizon.

Depuis ma naissance, je n’ai connu que le mur et les nuages. Comme toi. La lumière du soleil, je l’ai apprise dans les livres. Dans les livres, on parle d’autres routes, de milliers d’horizons différents. J’en rêve souvent quand mon regard se perd dans la brume, à travers la vitre. Quand j’en parle aux autres, on me rit au nez. Certains me croient fou. La plupart me disent « irréaliste ». Ils me rétorquent qu’il faut faire avec ce qu’on a, le réel. La route. Et, au bout, le mur.

De temps à autres, le chauffeur change. Il est désigné entre nous, moins pour son idée de la trajectoire que pour les aménagements qu’il propose pour l’habitacle. Parfois, il est choisi sur une simple modulation de vitesse. La trajectoire reste désespérément la même. Droit vers le mur.

Certains jours, on le voit mieux, fièrement dressé face à nous. Alors, j’imagine l’impact quand, finalement, notre trajectoire se heurtera à sa masse rocheuse. Dans ces moments-là, un frisson parcourt ma colonne vertébrale. J’ai envie de prendre le volant de force, de jeter le chauffeur par-dessus bord et de quitter la route. Mais je sais que les autres me sauteraient sur le dos immédiatement. Ou alors, il faudrait que nous soyons nombreux.

Pour éviter une révolte dans l’habitacle, on nous promet qu’il y a un tunnel qui nous fera passer de l’autre côté du mur. Et que de l’autre côté, le ciel est clair, la route s’arrête. Peut-être même qu’on pourra descendre et se rouler dans l’herbe fraîche. On nous dit que nous y sommes presque, encore un dernier effort. Je n’y crois plus. Des années que j’entends la même rengaine.

Et puis, on voit bien qu’il n’y a aucun tunnel. Que la paroi du mur est lisse et régulière.

Pourtant, nous fonçons.

De temps en temps, on aperçoit d’anciennes routes, mal entretenues. Nous sommes quelques-uns à vouloir y aller. Mais on nous répond que d’autres ont déjà essayé et que ça ne mène nulle part. Qu’ils ont eu des accidents. Alors on reste sur la route. Le mur pour horizon.

Parfois, on croit voir des chemins de traverse derrière des palissades. Mais on n’est sûr de rien. Pour le savoir, il faudrait quitter la route. Prendre le risque de l’inconnu. Peut-être même tracer notre propre chemin.

Ne pleure pas, je t’en prie. Sois raisonnable.

Les gens raisonnables préfèrent le mur.

Clumsy

À propos de Clumsy

Gauchiste plongé en apnée dans un monde de droite. En deuil de la force intrinsèque des idées vraies. J'aime manger des enfants au petit-déjeuner mais avec un couteau entre les dents, c'est pas si pratique.

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9 avis sur “Le mur

  1. Rem*

    Magnifique page poétique et lucide.
    Vive les chemins de traverses
    Et surtout créons, loin des routes qui foncent sur le mur, de nouveaux chemins qui arriveront au but… encore inconnu, sûrement meilleur !

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  2. Olivier

    J’aime beaucoup ta prose, cette petite nouvelle est du genre à nous rapprocher, nous sentir moins seuls ! Nous quitterons la route, car la réalité à la peau dure, la question est celle de la violence de l’éjection du chauffeur. Les autres nous sauteront dessus tant qu’ils ne sauront pas qu’ils sont nombreux. Je ne pleure plus, je suis raisonnable au milieu d’un monde pas raisonnable, ce qui me vaut un effet d’optique : Un décalage vers le Rouge ! A+ Oliv

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  3. clo

    C’est vrai que c’est beau et poétique mais un peu triste … mais non, je crois que le Mur est tout près et qu’on va sortir de l’habitacle et aller se rouler dans l’herbe … il y a d’autres chemins à tracer et encore de belles histoires à vivre , il faut convaincre pour vaincre et combattre la peur d’aller voir ailleurs et d’essayer autre chose . Arrêtons d’être raisonnables… TIPAA! = There Is Probably An Alternative ! Voilà déjà un cri de guerre ! Courage , ne fuyons pas !

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  4. Jilu du Chemin de Traverse

    En fait, on est déjà dans le mur.
    Mais c’est un mur mou.
    On s’y enfonce lentement, et à toute vitesse.
    On ne se rend pas bien compte, mais ça devient de plus en plus dur, de moins en moins comme ça devrait être : de moins en moins propice à la vie.
    Forcément, ça peut pas durer.
    Alors ça change. Les chemins de traverse sont revisités.
    Remarque que ça ne se voit pas non plus… ou à peine. On ne se rend pas bien compte, mais faut continuer.

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  5. ClumsyClumsy Auteur

    Merci pour vos commentaires, que je partage.
    La parole à Gramsci : « Ce qui arrive, arrive non pas parce que certains veulent qu’il arrive, mais parce que la majorité abdique sa volonté, laisse faire, laisse se grouper les nœuds qu’ensuite seule l’epee pourra couper, laisse promulguer les lois qu’ensuite seule la révolte fera abroger, laisse aller au pouvoir les hommes qu’ensuite seul un mutinement pourra renverser. »
    Combattre l’indifférence, voilà notre tâche, et elle est ardue.

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  6. Richard catherine

    AH ! vive les nuits d’insomnie qui vous font arriver au petit matin au bord d’une rivière, avec un petit pré plein de moutons enragés qui ont décidé de ne plus faire bêêêêê mais GRRRRRRRR!!!

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