La terrasse
Confortablement installé à la terrasse chauffée du café en bas de chez lui, Victor ferma les yeux pour mieux ressentir les rayons du soleil hivernal qui lui caressaient voluptueusement le visage. Le rouge éclatant de la lumière filtrée par ses paupières closes vira soudainement au brun foncé. Il ouvrit les yeux et vit l’homme qui s’était installé en face de lui, le fixant calmement et lui faisant de l’ombre.
Long silence.
— On se connaît ? demanda finalement Victor, qui n’était pas physionomiste pour un sou.
— En quelque sorte, répondit l’homme.
Victor fouilla furieusement sa mémoire, mais rien à faire : ce visage ne lui disait strictement rien.
— Du moins moi je te connais, ajouta l’homme avec un léger sourire en coin.
— Qui vous a permis de me tutoyer ? marmonna piteusement Victor, qui se mit à rouler une cigarette pour se donner une contenance, malgré son malaise grandissant.
— J’ai vu que tu t’étais longuement renseigné sur les cigarettes électroniques la semaine dernière, dit l’homme en le regardant faire. C’est une excellente initiative, surtout quand on voit ce que te coûtent tes sinusites à répétition, sans parler des visites chez le dentiste pour tes gingivites. Cela dit, je te déconseille le pack découverte que tu as mis dans ta liste d’envies sur vapotages.fr. C’est un peu une arnaque au niveau prix.
La feuille de papier à rouler se déchira net entre les doigts crispés de Victor. Lorsqu’il retrouva ses esprits, il se demanda combien de temps il était resté comme ça, bouche bée, les yeux exorbités, les mains recouvertes de tabac.
— Détends-toi, dit l’homme, visiblement satisfait. Si je suis là, c’est juste que j’ai un petit service à te demander.
Victor était perdu, son esprit oscillant entre curiosité morbide et inquiétude, lorsqu’il ne flirtait pas avec un début de panique.
— Un service ? parvint-il enfin à bredouiller.
— Oui, un service, répondit l’homme. C’est à propos de madame Roussel.
— Mais je ne connais pas de madame Roussel, s’exclama sincèrement Victor, espérant sans trop y croire qu’il ne s’agissait que d’un énorme malentendu.
— Mais bien sûr que tu la connais, insista l’homme. Lætitia Roussel, ta voisine du dessus qui t’a invité à prendre l’apéro chez elle après-demain soir.
Effectivement. Victor avait croisé la voisine au bureau de vote lors de la primaire du parti socialiste deux ans plus tôt. Elle l’avait alors invité chez elle à prendre l’apéro, entre « gens de gauche ». Il se souvenait encore du choc en voyant le même appartement que le sien, dans un état impeccable, décoré avec goût, alors que le sien était si défraîchi et rempli de bric et de broc. Il lui avait néanmoins rendu la politesse l’année suivante, et il n’avait pas trouvé d’excuse à temps pour décliner sa nouvelle invitation lorsqu’ils s’étaient croisés à la boulangerie quelques jours auparavant.
— Mais je la connais à peine, protesta-t-il, incrédule.
C’est alors que dopé à l’adrénaline, il se mit à phosphorer à plein régime. Qu’on l’ait suivi à la trace en ligne, il pouvait le concevoir. Mais il n’avait jamais échangé le moindre e-mail ou coup de fil avec la voisine. Il ne lui avait toujours parlé que de vive voix.
— C’est quoi ce délire ? fulmina Victor. Vous nous espionniez dans la boulangerie ?
— Pas besoin, répondit l’homme. On peut activer le micro et la caméra de ton iPhone à distance quand on veut.
— Ne me faites pas rire ! s’esclaffa Victor. Je ne suis pas le dernier des nuls en informatique, et…
— Je sais bien que tu t’y connais, coupa l’homme, et tu as raison. On ne peut pas encore pirater les iPhone à distance, mais il suffit de les intercepter avant la livraison pour y installer des mouchards. Sans compter qu’on peut facilement pirater les réseaux Wi-Fi, même à plus de 12 kilomètres de distance. Mais ce n’est pas le sujet. Écoute-moi bien…
— Je n’ai pas à vous écouter, interrompit à son tour Victor en se levant brusquement, et encore moins à vous aider. Qui êtes-vous et de quel droit venez-vous m’intimider ? Foutez-moi la paix, ou croyez-moi, vous allez le regretter !
— Assieds-toi, répondit sèchement l’homme, ou c’est toi qui va le regretter. Amèrement. Et qui veux-tu alerter ? La CNIL ? Les flics ? La presse ? On n’est pas en Allemagne ou en Suède ici. Chez nous, les gens s’en tamponnent d’être espionnés, quand ça ne flatte pas leur vanité, persuadés qu’ils sont de leur importance et de la splendeur de leur vie, de leur œuvre et de leur intellect.
Il n’a pas tort sur ce point, pensa Victor en se rasseyant mécaniquement.
— Tout ce que je te demande, enchaîna l’homme, c’est de faire parler ta voisine de son boulot, et de me rapporter ses propos. Enregistre la conversation s’il le faut.
— Vous n’avez qu’à l’écouter vous-même ! s’indigna Victor.
— On n’y manquera pas, mais on ne peut pas être sûr que son téléphone sera à proximité.
— Mais vous n’êtes pas bien dans votre tête ! s’étrangla Victor. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Aussi glauque ? Aussi dégueulasse ? Je n’ai absolument rien à me reprocher. Je paie mes impôts, je paie même ma redevance ! Vous n’avez rien sur moi, et encore moins contre moi. Vous n’allez tout de même pas me dire que c’est un crime d’écrire des billets pour un blog de gauchistes ! Ce n’est pas comme si je m’en cachais !
L’homme baissa les yeux et se mit à glousser. Puis il se ressaisit et fixa à nouveau Victor avec un air narquois, en secouant doucement la tête.
— Tu penses bien qu’on s’en bat les steaks de tes petits billets d’agit-prop à deux balles de merde, grinça-t-il. Mais là où tu te trompes, c’est qu’on a plein de choses sur toi. Je dirais même qu’on a tout sur toi. Où tu as mangé, où tu as bu, où tu as retiré du fric, où tu t’es déplacé, où tu as surfé, sites de cul y compris, ce que tu as maté, acheté, téléchargé, bref, on sait tout ce que tu as fait, quand, où, et en croisant nos données, avec qui. On sait avec qui tu causes au téléphone, avec qui tu tchattes sur Gmail, sur Skype, sur Twitter, y compris en privé, et à quelle fréquence. Et on n’a même pas besoin de connaître le contenu de tous ces échanges pour foutre un bordel monstre dans ta vie. Ces métadonnées suffisent amplement pour ça. Et à supposer que Madame Victor soit du genre compréhensive, et nous savons tous les deux que c’est loin d’être le cas, nous pourrions par exemple tweeter des photos d’elle à poil avec ton identité, puisqu’on a accès à toute ta photothèque, sur ton téléphone, ta tablette, ton ordi et dans le claoude. Je suis sûr qu’elle apprécierait, et que son avocat saurait en profiter pour bien te faire cracher au bassinet. Je continue ? On parle de ta vie professionnelle ? Comment réagiraient tes clients si tu répandais leurs informations confidentielles partout sur la toile, ou si tu leur envoyais une photo de ta b…
Victor se réveilla en sursaut, le souffle court. Il était seul à sa table. Ce n’était qu’un mauvais rêve, parfaitement absurde au demeurant. Sonné et gêné, il regarda discrètement autour de lui en espérant qu’il n’avait pas parlé ou ronflé durant sa sieste involontaire. Il laissa l’appoint, se leva, contourna la terrasse jusqu’à sa porte, s’y reprit à trois fois pour saisir le bon code avant de s’engouffrer précipitamment dans l’immeuble, en laissant sa baguette et son pain aux raisins derrière lui.
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En effet les moyens techniques pouvant être mis à disposition des autorités ou de tout autre groupe avec un peu de moyen ont de quoi faire peur. Et vu le peu d’empressement des utilisateurs à protéger leur vie privée, cela ne va pas s’arranger.
Mais je pense qu’il faut voir ces armes comme des armes de dissuasion, au même titre qu’un arsenal nucléaire stratégique. Elles sont trop puissantes pour être employées sans créer de dommages collatéraux colossaux. Et quand je dis employées, c’est quand on les utilises à des fins de chantage ou de destruction. Pas dans un but de renseignement : on a bien vu le peu de retombées du scandale prisme dans le monde.
Car les renseignement recueillis ne peuvent être humainement traités que pour quelques individus à l’échelle d’une population. Des lors, ce sont les individus les plus exposés qui peuvent être ciblés (politiques, médias, patrons, etc.) et ils n’ont aucun intérêt à utiliser cet arme sachant qu’ils seront les prochains.
Nous allons arriver à un équilibre de la terreur de l’information révélée, où des escarmouches sans gravité (les amours du Président par exemple) vont émailler la guerre froide du renseignement, sans assister à un engagement majeur qui torpillerait à coup sûr « l’élite » du pays concerné.
La seule chose à craindre est une hégémonie politique (dictature) qui donnerai alors les moyens d’utiliser ces armes contre les citoyens. Mais dans un monde ou l’information circule librement est-ce encore possible ?
@Blubman, je pense que tu as tort. Dès lors que les métadonnées suffisent potentiellement à tenir les gens par les c…, plus personne n’est libre, ne serait-ce que dans leur tête, et ça, c’est gravissime…
ouaip, il y a quelques années j’aurais plutôt été de ton avis Blubman.
Mais ça c’était avant
@sknob, yep, je ne remets pas en cause le fait que nous sommes moins libres dans nos tête, ni même qu’une épée de Damoclès est au dessus de ces même têtes ! Ce que je dis, c’est qu’il faudra vivre avec, comme l’on fait nos parents et grand-parents avec la guerre froide et l’épée atomique. Et l’apocalypse nucléaire était bien plus grave qu’une perte de réputation sur le net. La seul différence est que cela peut potentiellement s’appliquer à un seul individu, mais que chaque utilisation peut déclencher une réaction en chaîne de la part des citoyens.
L’ère d’Internet et de l’information globale suit l’ère atomique et de la destruction globale. A choisir, je préfère maintenant !
Je pense juste que nous devons aller plus loin que le rôle habituel des Cassandres. La société va évoluer drastiquement. Il y a plusieurs centaines d’années, dans les petits villages de campagnes, tout le monde savait tout sur tout le monde, et s’en accommodait. Sans parler du curé qui confessait les plus intimes secrets de chaque membre de la communauté. La séparation de l’église et de l’état, la laïcité, l’école obligatoire et la globalisation ont cassé ce schéma pour nous redonner ponctuellement la libre utilisation de nos données personnelles. Mais grâce à cela, aujourd’hui le village a la taille de l’Internet et le confesseur est mi-privé/mi-public. Et rebelote…
Au lieu de déplorer la déprivatisation de nos vie (à laquelle nous participons allègrement), il faut plutôt penser et promouvoir les futures évolutions qui nous redonnerons la main sur nos données. L’enseignement de l’impact des données personnelles à l’école primaire, le renforcement drastique de la CNIL, la nationalisation des FAI sous contrôle d’une agence citoyenne, la pénalisation de l’utilisation des données personnelles par toute société privée, la protection de l’anonymat dans la Constitution ? Je ne sais pas quelle voie il faudrait prendre, mais cela vaudrait le coup d’y réfléchir, non ?
Ta comparaison avec la guerre froide me paraît assez bancale.
Et je ne comprends pas très bien ton point de vue. D’un côté, il faudrait s’y faire et de l’autre il faudrait réfléchir à corriger la situation ?
D’accord avec ton dernier paragraphe, sauf qu’il faudrait faire plus qu’y réfléchir. Il n’est pas possible « d’accepter » cette situation et de prétendre qu’on vit encore en démocratie.
Le fait que Assange et Snowden soient « en prison » tandis que les requins et rapaces de toutes espèces agissent en toute impunité, quand ce n’est pas avec la bénédiction de nos élus, en dit très très long.
Il faudrait donc déjà commencer par ne plus être complice en ne le élisant plus.
Je n’ai pas dis accepter, mais vivre avec… Et la démocratie s’accommode de cette situation. La preuve est donnée par les millions d’utilisateurs de Facebook, LinkedIn, Viadeo et j’en passe, qui troquent allègrement leur vie privée en toute liberté. Le respect de cette vie privée est aujourd’hui une notion floue.
D’accord pour ne pas voter pour les défenseurs du système existant, mais pour qui alors ? Qui est prêt à proposer un programme politique qui protège la vie privée en dehors de tout acte volontaire de divulgation (dur de fixer la frontière, non?)
Et les lanceurs d’alerte, doit-on les protéger ? Ils révèlent des secrets d’Etat, qui nous appartiennent collectivement mais dont nous ne connaissons pas l’existence. Par contre nous pouvons payer le prix de ces révélations. Wikileaks a par exemple tendu certaines relations diplomatiques. Je suis personnellement pour leur protection. Mais je pense que la question mérite d’être posée. Car au final ne violent-ils pas la vie privée de nos États ? (Petite boutade polémique !)
Oula, on n’est vraiment pas du tout sur la même longueur d’onde (c.f. les « lanceurs d’alerte »). J’en reste là.
C’est dommage… Je ne crois pas que l’on soit si éloigné, je me fais juste l’avocat du diable pour poser les questions qui fâchent. Finalement la question clé est : des citoyens ou de l’Etat au service des citoyens, où débute l’information privée et qui est en droit d’y accéder malgré tout et sous quelles conditions ? (Justice, impôts, etc.)
Si ta réponse est : pour les citoyens toute information est privée et est interdite d’accès; pour l’Etat toute information est publique et donc accessible par tous, je ne sais pas si cela est viable. Je suis donc intéressé par les frontières que tu te fixes, tout simplement.
Et si cette terrasse de café est celle d’un client « FORTINET » alors ça va etre fun.
http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-a-l-aide-du-wifi-fortinet-propose-de-traquer-les-clients-dans-les-boutiques-56241.html
vous avez raison d’avoir peur de l’état, mais n’oubliez jamais que dans ce domaine petit, gros et grand capital vous espionnent comme votre banque qui sait si vous êtes un alcoolique ou pas, le LIDL du coin et son « big data » qui n’est pas dans le claouuuude mais sert a enfumer.
En fait je ne crois pas me tromper en disant qu’ils précédent les états dans l’espionnage des gens.
après comme tu le dis très justement, les données des gens sont souvent données par égo.
@politeeks et @romain, c’est sûr que le privé a de l’avance, souvent avec le consentement actif ou passif des consommateurs. On pourrait parler des « iBeacons » aussi.
Reste que quand ce sont nos États qui s’y mettent, avec leurs moyens tout de même considérables, c’est une autre histoire, tant pratique que symbolique, incompatible avec les valeurs qu’ils prétendent défendre.
Surveillance de masse plus, au hasard, drones. What could go wrong ?
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