Californie
Ivre de jetlag mais incapable de dormir, Victor se leva au milieu de la nuit et se mit à écrire frénétiquement sur son MacBook® Air® Designed by Apple® in California :
Nous sommes des animaux comme les autres. Nous sommes mus par nos désirs et nos peurs. #poinbar
La conscience n’intervient qu’après-coup et n’est qu’un mécanisme mnémotechnique de comptabilisation des sensations éprouvées, qui se manifeste sous forme de récit romanesque permettant d’élaborer des stratégies de maximisation du plaisir et de minimisation de la douleur à court et moyen terme.
La « civilisation », dans le sens de règles du vivre ensemble, s’est greffée sur cette architecture primitive pour limiter et codifier les comportements trop intrusifs (meurtre, pillage, viol), puis pour protéger les faibles et les vertueux des puissants et des crapuleux.
Le génie du capitalisme consumériste est d’avoir opéré un formidable retour en arrière en réduisant la civilisation à une fine couche de vernis décoratif, tout en réhabilitant, déculpabilisant, encourageant et exploitant les comportements primaires de maximisation du plaisir immédiat et de revendication décomplexée de nos peurs irrationnelles.
Nos dirigeants qui ont cyniquement ou inconsciemment intégré ce dispositif ne s’adressent et ne réagissent plus qu’à nos désirs et à nos peurs. Nous avons toutefois tendance à oublier qu’ils sont également le produit et la cible de ce dispositif, de sorte que leur vision et leurs décisions sont aussi régies par leur cerveau reptilien. Leur paralysie n’est ainsi que l’expression de leur peur de l’électeur, de leur peur du monde de l’entreprise qu’ils idéalisent sans le comprendre et du monde de la finance qui les tient par les couilles, de leur peur de passer pour des cons lorsqu’ils rencontrent leurs homologues étrangers, et de leur désir d’être acceptés et admirés et aimés par tous les sus-cités.
Toute vision alternative et concurrente de la société qui s’adresse à nos sentiments par le biais de la raison (car la raison n’est pas grand-chose sans les émotions qui la motivent ou qu’elle procure) part donc avec un très sérieux handicap, puisqu’elle implique un surcroît d’effort (de réflexion, de self-contrôle, de prise en compte des désirs et des peurs de l’autre, etc.), et pire encore, la dilution potentielle du plaisir en raison de son partage.
Et la Californie dans tout ça ?
« Eh oui, merde, Et la Californie dans tout ça ? », pesta Victor.
Glorieuse tête de gondole de la société de consommation, la Californie est un magnifique paradis artificiel, une luxuriante oasis arrachée au désert au prix d’une débauche d’énergie et d’eau démentielle, taillée pour la voiture et son conducteur tout puissant, innervée d’autoroutes qui relient banlieues, bureaux et shopping malls petits et grands, et dont l’incroyable sensation d’espace qu’elle procure est renforcée par l’absence de piétons et l’omniprésence d’aires de stationnement parsemées de bâtiments aplatis comme s’ils avaient fondu au soleil (tremblements de terre obligent), dégageant la vue sur un ciel d’un bleu toujours impeccable.
Mais ce serait injuste de limiter la Californie à sa dimension de Truman Show plus vrai et plus grand que nature, où selon la croyance locale, le sourire précède et entraîne le bien-être, et non l’inverse.
Car la Californie n’est pas que le berceau de l’industrie du divertissement et des nouvelles technologies et des « philosophies » New Age, avatars de l’optimisme qu’elle inspire. Elle fut également le berceau de la Beat Generation, de la contreculture, des Mothers of Invention, des droits des LGBT ; mais aussi de la lutte contre les OGM (si si), de la promotion de la mariejeanne thérapeutique et de l’agriculture biologique, ou encore de la protection de l’environnement aux États-Unis, même si ces élans sont souvent motivés par un hygiénisme exacerbé. C’est déjà ça, et c’est ce qu’on peut espérer de mieux en la matière sans remettre en cause le système, ce dont il n’est évidemment jamais question.
« Mouais, un peu scolaire tout ça », pensa Victor. « Et puis la Californie a beau être le bon élève environnemental des États-Unis, elle reste un État de la « throwaway society », la société du gâchis, et cette fois-ci encore, j’ai été consterné par la quantité obscène de papier et de plastique que j’ai consommé et jeté en trois semaines — plus qu’en trois ans en Europe : cafés servis dans des gobelets en papier entourés de bagues en carton pour ne pas se brûler les doigts et surplombés de couvercles en plastique pour ne pas renverser le liquide aussi insipide que chauffé à blanc, repas (délicieux et variés au demeurant, fournis par différents traiteurs sur mon lieu de travail) consommés debout ou devant les écrans dans des assiettes en papier ou en plastique accompagnées de leur jeu de couverts en plastique jetables dans leur sachet en plastique, petits « snacks » gargantuesques à emporter livrés dans des boîtes en carton démesurées et truffées de sauces et autres condiments dans leurs petits pots en plastique noir, sans oublier la cafetière électrique de ma chambre d’hôtel et ses tiroirs à café, gobelets, couvercles et touillettes en plastique ou en papier tous hermétiquement protégés des microbes par des emballages en plastique individuels. »
Victor soupira et reprit le cours de son récit…
Certes, tout décor a un envers, sachant qu’aux yeux d’un Européen, la Californie ressemble à un gigantesque décor de cinéma. Les infrastructures y sont pourries et les services publics y sont indigents, comme à peu près partout aux USA. La misère, et la violence qu’elle engendre, invisibles depuis les freeways, inondent les ondes (volet peur du système, indispensable pour sacraliser la propriété et justifier l’État policier). Et depuis 2007, La neuvième puissance économique mondiale a subi La Crise®™ et les mêmes maux que les autres puissances occidentales : surendettement entraînant des mesures d’austérité qui renforcent le mal qu’elles sont censées guérir (l’État a échappé de peu la faillite en 2009), villes en cessation de paiement et tout le TINA-toutim.
À l’instar des incendies qui ravagent la Californie, le capitalisme de la terre brûlée, dans sa folle course suicidaire vers la maximisation du plaisir d’une poignée de gros et insatiables joueurs, et armé, triste ironie du sort, de technologies qui virent souvent le jour dans la Silicon Valley, asphyxie, dessèche et délaisse aussi celle qui fut pourtant sa plus belle réussite, sa vitrine — notre paradis artificiel (et perdu ?) — pour un paradis virtuel bien plus lucratif car délesté des contraintes du réel.
Pas sûr que cette fois-ci, Hollywood parvienne à trouver un happy end à cette histoire.
Victor ferma son ordinateur, ouvrit la fenêtre et alluma une clope en maudissant le froid et le crachin qui tombait sur Paris. Il chercha en vain du regard la silhouette d’un palmier dans la nuit. Il ne se souvenait déjà plus du moindre mot qu’il venait d’écrire, mais se dit qu’il relirait sa prose à tête reposée. Ou pas.
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